A cette question si fréquente et si banale, il est naturel de répondre de façon légère et allusive, sans jamais entrer dans le détail de ce qui peut nous ­affecter vraiment, sous peine d’être pris pour un importun qui ose étaler ses problèmes personnels devant des gens qui n’en ont rien à faire. Parmi les réponses les plus communes, celles qui masquent le mieux la réalité, dans les conversations de tous les jours entre deux personnes, sont : « Tout va bien », « Ça pourrait aller mieux » et « Ça va mieux ». La première exprime, dans le vague le plus total, l’idée que la situation est conforme à ce qu’on peut en espérer de mieux ; qu’elle est « normale ». La deuxième laisse entendre, d’une façon minimaliste, que les soucis s’accumulent, que la situation n’est pas aussi bonne que la « normale ». La troisième dit, en creux, que la situation, qui s’était détériorée, tend à revenir à un équilibre ­antérieur ; qu’on est en train de sortir du ­pathologique pour retourner à la « normale ».

Lorsqu’on emploie ces formules, non plus à propos d’une circonstance individuelle, mais pour qualifier un contexte collectif, elles ­prennent une signification un peu différente. La première signifie qu’aucune crise ne perturbe la nation ; aucun dirigeant politique, dans aucun pays du monde d’aujourd’hui, ne pourrait oser employer une telle formule, sinon peut-être dans quelques royaumes d’opérette. La deuxième, qui résume le point de vue le plus largement ­répandu, renvoie à la description d’un état des choses vaguement non optimal. La troisième ­implique que la situation du pays a été meilleure qu’elle n’est et qu’elle est en train de revenir à son niveau antérieur.

Autrement dit, dans l’expression « Ça va mieux », il y a l’idée que cela allait bien avant et que la seule chose que l’action politique puisse chercher à réussir, c’est à rétablir un état de fait antérieur. Ceux qui emploient ce vocabulaire le font pour créer des ­anticipations positives : si on est persuadé que tout va mieux, alors on consomme, on investit, on prend des risques. Prétendre que tout va mieux, c’est vouloir créer les conditions pour que cela le devienne, par une prophétie autoréalisatrice.
Mais réduire le débat politique à des formules aussi médiocres est consternant. Il est désolant de résumer le diagnostic à « Ça va mieux », et plus encore de le voir débattu doctement. Mais qu’est-ce donc qui va mieux ? L’emploi ? La sécurité ? La croissance ? Le bonheur ?

Le rôle du politique n’est pas de faire revenir le pays à un état antérieur, supposé normal ; il n’y a rien de normal ni de pathologique en politique. Il n’y a que des situations sans cesse nouvelles, aux multiples paramètres, individuels et collectifs. Et le sort d’une nation n’est pas d’hésiter entre un état « normal » et un état « pathologique » ; une bonne politique ne se juge pas selon les critères de la ­médecine.

En focalisant le débat sur une question aussi pauvre, comme on le fait en ce moment en France, on reconnaît que le pays n’a aucune vision du monde, qu’il n’a aucun récit de son histoire, aucun projet pour son avenir.

Débattre sur la question de savoir si « ça va mieux », c’est donc reconnaître que tout va vraiment très mal. A cela, nous sommes, je crois, très nombreux à ne pas nous résigner ; nous sommes très ­nombreux à penser que le pays peut aller beaucoup mieux en ne se posant pas ce genre de questions.