Parmi les quatre collèges et les trois lycées français qui arborent le nom de Françoise Dolto, l’un d’eux vient tragiquement de se distinguer.

Les circonstances de ce drame, aussi exceptionnelles soient-elles, ne doivent pas nous conduire à une généralisation hâtive. Et pourtant, un constat s’impose : les actes meurtriers impliquant des adolescents se multiplient à travers le monde. Ce phénomène, encore diffus, doit être entendu comme un signal faible, l’indice précoce d’un désordre beaucoup plus profond

Et peut-être d’abord celui-ci : si l’adolescence demeure une énigme, la violence en est indéniablement l’un de ses langages permanents. Il faut savoir (et surtout oser) l’écouter, sans évidemment l’excuser, ni renoncer à la punir quand c’est nécessaire. En tout cas, toujours, en cherchant à la canaliser vers une parole ou action sensée

À chaque tragédie de ce genre, ressurgit une explication devenue quasi réflexe : les jeunes sombreraient dans la barbarie, sous l’effet délétère des réseaux sociaux, des jeux vidéo saturés de violence, d’une présence permanente et dépersonnalisée de la mort, d’une société trop permissive, de la banalisation des armes, de la prolifération des drogues, de la défaillance des familles, ou encore de l’épuisement des enseignants, désarmés face à une jeunesse en errance. On en revient vite à la nostalgie d’un monde ancien, où on ne voyait pas de tels drames.

Chacune de ces causes contient une part de vérité.  Pourtant, une autre interprétation, plus essentielle et plus troublante, mérite que l’on s’y arrête : celle d’un mal-être adolescent, inscrit au cœur même de la construction psychique de chacun, depuis des millénaires et que Françoise Dolto fut parmi les premières à mettre au jour à travers sa lecture psychanalytique de l’adolescence.

La psychanalyse propose, en effet, une lecture d’une richesse singulière (parfois dérangeante) de la violence adolescente.  Elle doit servir à la comprendre et surtout pas à l’excuser.

Là où d’aucuns ne voient qu’une dérive hormonale ou un simple symptôme social, les psychanalystes (et d’abord Freud, Lacan et Dolto) ont perçu l’émergence chez chacun, depuis des millénaires, d’un conflit psychique profond, une souffrance muette, indicible, liée à trois sources majeures :

 

  1. La difficulté à se constituer comme sujet
  2. Le rejet des figures parentales
  3. L’impossibilité de dire une souffrance

 

  1. L’adolescence, comme difficulté à se constituer comme sujet : elle est le moment où le corps se métamorphose, où la sexualité surgit, souvent de manière brutale, et où les repères internes vacillent : le Moi s’installe ; le Surmoi (c’est-à-dire l ’instance de la Loi) hésite à prendre le dessus. Ce vacillement, chez certains, engendre une angoisse vertigineuse que la violence vient expulser, comme une décharge, accompagnée d’une désinhibition des interdits, une perte de repère, en particulier à l’égard de la mort ; parfois, elle explose vers l’extérieur : provocation, agression, passage à l’acte meurtrier, dans l’indifférence à l’égard de la mort. Chez d’autres, elle se retourne contre le sujet, sous la forme de mutilations, de troubles alimentaires, de conduites à risque, de dépressions, voire de   suicide.

 

  1. L’adolescence comme rupture avec les identifications parentales. Pour exister, l’adolescent doit briser l’image que ses parents projettent sur lui. Cette rupture nécessaire peut prendre la forme de rejet, de rébellion, d’hostilité manifeste, longtemps réprimée dans les sociétés patriarcales.  Pour Dolto, tout acte destructeur de l’adolescent est un message adressé à l’Autre. « L’adolescent parle avec son corps lorsque les mots ne suffisent plus », écrivait-elle. Et lorsqu’il hurle, frappe ou se retranche dans un silence opaque, c’est souvent pour crier : « Laissez-moi naître à moi-même. Ne me parlez plus comme à un enfant. Voyez qui je suis en train de devenir. » L’adolescence est, selon elle, une « seconde naissance », une séparation symbolique d’avec les figures parentales, parfois violente, toujours nécessaire. La violence devient alors rite de passage, acte de libération, cri de délivrance. Là encore, il s’agit d’expliquer, pas de pardonner.  Et pas d’en revenir non plus à la répression antérieure des vocations.

 

  1. L’adolescence comme impossibilité à dire la souffrance :  L’adolescent porte parfois en lui une douleur ancestrale, un traumatisme familial silencieux, une révolte contre une société qu’il perçoit comme absurde, sans avenir, vidée de sens. Dans un monde où les adultes semblent avoir renoncé à toute autorité véritable, où le langage est parasité par le vacarme numérique, où les repères s’évanouissent dans l’instantanéité et dans la virtualité et où l’horizon paraît bouché, sans qu’on impose une voie convaincante, la violence devient une tentative désespérée d’ancrage existentiel. On ne dira jamais assez le mal que l’IA et la virtualité peut causer à des personnalités en construction Ni celui que leur cause le sentiment que le monde court au suicide, que leur renvoie toute analyse écologique sensée. Ce ne sont pas les adolescents qui sont barbares par nature C’est, d’une certaine façon, en suivant la pensée de Dolto, le monde qu’on leur lègue qui l’est devenu et qui ne laisse pas à certains d’entre eux d’autre langage pour le dire.

La violence des adolescents, quand la société ne la réprime pas, devient un mode de régulation de l’angoisse, une façon de dire : « Mieux vaut frapper que disparaître. ».

Au total, pour Dolto et ses héritiers, la violence adolescente n’est pas, dans la société moderne où sa répression ancestrale n’est plus possible, une pathologie à éradiquer, mais un passage, parfois terrible, un appel à l’existence, une parole sans langage. Attention :  encore une fois, ces explications doivent aider à comprendre et pas à excuser. Même si, trop souvent ces travaux, en particulier ceux de Françoise Dolto, ont été utilisés avec une indulgence coupable à l’égard ceux qui avaient commis de fautes, voire des crimes, que la psychanalyse désignait à tort comme des victimes et non des coupables.

Dans cette perspective, le travail thérapeutique ne peut se réduire à consoler les victimes ou à réprimer la violence ou à comprendre les auteurs de crimes. Il doit offrir à tout adolescent un espace symbolique d’expression, une transformation possible. Il doit lui permettre de s’exprimer en mots, en création, en action, en devenir soi éclairé, en engagement.

Ce travail n’incombe pas seulement aux professionnels de la santé mentale : il engage la famille, les enseignants et tous les adultes qui croisent le chemin du jeune.  Et plus généralement la société politique. Il   lui revient d’opposer à l’adolescent, une limitation sans humiliation, une autorité sans autoritarisme, une écoute sans complaisance ; de reconnaître sa singularité naissante, de l’accompagner sans le soumettre, de lui ouvrir un chemin vers la responsabilité et la citoyenneté, de lui donner à comprendre la valeur de la vie, la sienne et celle des autres.

Avec beaucoup d’autres, les psychologues et les psychanalystes   sont alors là pour accompagner les adolescents, et pour enseigner aux adultes (parents en tête) à écouter, à poser des cadres et des interdits, à transmettre du sens ; à aider chacun à trouver sa place dans le monde. Et pour redonner, à ce monde même, une direction, un sens.

Tel est, à mon sens, le message de cet acte insupportable, odieux, criminel, qui doit être puni, en même temps qu’entendu.