La survie de la civilisation, de la démocratie et d’un développement juste et durable dépend d’un facteur presque unique et complètement méconnu : la civilité.
On connait mieux son contraire : l’incivilité, cette attitude intolérable, qui autorise de ne pas se préoccuper des conséquences de ses actes sur ses proches, et sur la collectivité.
L’incivilité commence avec l’impolitesse, qui consiste à ne pas se conduire aimablement avec tous les gens, connus ou inconnus, qu’on peut rencontrer ; à ne leur dire ni bonjour, ni merci ; à ne pas demander de leurs nouvelles ; à passer devant eux dans les files d’attente ; à agir dans leur voisinage comme s’ils n’étaient pas là ; à jeter des mégots ou des ordures dans la rue ou devant chez ses voisins; à parler très fort au téléphone dans les transports en commun ; à faire fonctionner à tue-tête un poste de radio chez soi, en voiture ou dans un lieu public.
L’incivilité continue avec la fraude légère, qui s’esquisse quand on jette discrètement des objets encombrants à quelque distance de son domicile, et qui continue quand on truque son compteur électrique (comme l’ont fait plus de 100.000 ménages français en 2024, entrainant des réductions significatives de revenu de l’opérateur électrique, tenu d’en reporter ensuite le coût sur les autres usagers).
L’incivilité se poursuit avec la fraude lourde ; quand on triche avec le fisc ou avec les services sociaux, pour ne pas payer sa part des services publics ou pour bénéficier d’allocations auxquelles on n’aurait pas droit ; quand on corrompt un fonctionnaire ; quand on détourne de l’argent public.
L’incivilité se développe quand on piétine les évidences scientifiques, pour polluer la nature, bouleverser le climat et ruiner la vie des générations futures, comme on vient de le faire en France (avec la loi Duplomb, et avec tous les avantages donnés à la route contre le train) et aux Etats-Unis (avec les décisions du Président Trump que nous semblons chercher à copier).
L’incivilité s’exprime aussi quand on ne reconnaît pas, et c’est de plus en plus fréquent, appartenir à la communauté nationale tout entière, mais seulement à une sous-communauté ; et quand on considère n’avoir d’obligations qu’à l’égard de ceux qui font partie de cette sous-communauté. L’incivilité peut ainsi s’exprimer en faisant passer des lois religieuses avant la loi de la République, ou en considérant qu’il est licite de violer les lois qui nous ennuient.
L’incivilité se confond alors avec l’incivisme.
L’incivilité n’est pas un mal spécialement français. On la trouve aussi bien dans les rues des pays émergents, où traînent tant de déchets, que chez beaucoup de milliardaires (pas tous) de tout pays qui consacrent beaucoup d’énergie à payer le moins d’impôt possible.
Elle est la forme extrême du « moi d’abord », qui gangrène toutes les communautés humaines, depuis l’aube des temps. L’incivilité fait de celui qui la commet un passager clandestin qui profite de ce qu’un pays a à offrir sans payer sa juste part. Elle est toujours stupide puis elle finit par retomber vite sur celui qui la commet.
L’Histoire nous apprend que ce « moi d’abord est destructeur ». L’incivilité détruit la société : en dégradant la nature, en rompant le sentiment de solidarité et de loyauté qui fonde une collectivité. Elle conduit à remettre en cause la citoyenneté et la démocratie. L’incivilité est aussi à la source de bien des malheurs collectifs et d’’épidémies, comme on le sait depuis au moins la Grande Peste.
Montesquieu la décrit d’ailleurs comme « le signe de la décadence des mœurs d’un peuple ». Et George Orwell complète : « L’incivilité n’est pas un acte de rébellion, mais l’expression d’un mépris paresseux pour la civilisation ».
Curieusement, s’il existe des indices mesurant et comparant le niveau de fraude fiscale ou de criminalité dans tous les pays, il n’existe pas, à ma connaissance, d’indice de civilité. Et pourtant, ce serait essentiel. Car cette mesure pourrait alerter du danger encouru quand elle se dégrade.
De fait, quand ce sentiment de civilité se dégrade, c’est la nation qui se dégrade ; et il ne reste alors que la force et la peur pour imposer le respect des conditions du vivre-ensemble : les rues des dictatures sont parfois bien mieux tenues que celles de bien des démocraties.
Et pour qu’une démocratie y parvienne, pour qu’elle puisse exiger un comportement civil de ses citoyens, il faut qu’elle leur apporte un environnement reconnu comme juste, ou au moins comme légitime.
Seule une éducation sérieuse peut conduire chacun à prendre conscience de l’importance de la politesse, du travail pour tous, du respect des autres, de la nature, et des biens communs, de la civilité. On l’enseigne, en passant, dans presque toutes les écoles du monde. On l’enseigne, très sérieusement, dans quelques pays, dont la Finlande et Singapour. Plus rares encore sont les pays où on répète tout au long des âges et à tous que la civilité est une vertu naturelle et une grande cause nationale.
Soyez civil. Respectez les autres autant que vous-même. C’est la condition de votre bien-être et de la survie de toute société, et en particulier des démocraties.
Une fois de plus, Victor Hugo avait tout dit en écrivant dans « Choses vues » : « L’incivilité n’est pas une liberté, c’est une lâcheté ». Ayons tous le courage, le difficile courage, de la civilité.
Photo d’illustration. | BLUEBUDGIE / PIXABAY