J’aurais voulu pouvoir prendre parti en faveur du texte que vient de voter l’Assemblée nationale sur les conditions de fin de vie et le droit à l’aide à mourir. Et je ne le peux pas.

Je l’aurais voulu parce que rien ne serait plus naturel que de permettre à chacun, en toute liberté, de mettre fin à sa vie, comme il l’entend, et d’y être accompagné, s’il ne sait, ou ne peut, le faire lui-même d’une façon douce. Et parce que, lorsque certaines douleurs sont irrémédiablement insupportables, je suppose qu’on peut légitimement vouloir en finir. Même si personne ne sait comment il réagira quand et s’il y est, un jour, confronté, il est compréhensible qu’une loi ouvre ce droit à chacun. Et le moyen de l’utiliser. Telle était l’intention, louable, de ce texte.

Je ne peux cependant pas le soutenir en l’état, pour une raison, au moins : rien ne garantit, dans le texte tel qu’il a été voté en première lecture, et malgré tous les débats qui l’ont préparé, et l’intégrité indiscutable de ses promoteurs, qu’on ne connaîtra pas en France la même évolution que celle qui semble se dessiner dans d’autres pays où une telle loi existe, en particulier au Canada et aux Pays-Bas, où cette faculté semble être utilisée en ce moment surtout par les gens les plus pauvres et les plus fragiles.

On aurait pu penser que l’évolution aurait été différente ; et que les classes sociales les plus favorisées, les plus libres de tout, auraient souhaité profiter en priorité de cette liberté nouvelle. En réalité, il n’en est rien :

Au contraire, quand on est pauvre, et plus encore quand on est pauvre et seul, et en particulier quand on n’a pas à proximité de chez soi un centre bien équipé pour assurer des soins palliatifs de qualité, on peut vouloir en finir au plus vite. Plus même quand on est non seulement pauvre, mais aussi handicapé, ou mentalement diffèrent, on peut même être poussé à demander à mourir par un entourage, social ou familial, qui peut y trouver un intérêt, au moins psychologique. De plus, dans le projet de loi, tel que voté par l’Assemblée nationale, il est considéré comme condamnable de tenter de convaincre quelqu’un de ne pas en finir, alors qu’à l’inverse, la « provocation au suicide » n’est punie par l’article 223 du Code pénal   que si et seulement s’il y eu passage à l’acte.

Tout cela m’amène à avoir quelque suspicion sur la philosophie et la dynamique d’une telle réforme. On peut craindre de la voir évoluer en quelques décennies, sinon quelques années, vers l’organisation sociale plus ou moins explicite d’une euthanasie de malades mentaux, d’handicapés, de personnes fragiles, ou démunies, pour des raisons d’embarras familiales ou de coût social. Tout ce que j’ai prévu, et dénoncé comme un cauchemar, depuis des décennies, serait alors en train de se réaliser.

Personne ne veut cela, bien sûr. Mais ce n’est pas parce que n’est l’intention de personne que cela ne deviendra pas un jour la conséquence implacable d’une loi mal rédigée, mal circonscrite, malgré des dizaines d’années de débats, de rapports et de réflexions.

Chacun veut pouvoir bénéficier de soins palliatifs. Chacun veut pouvoir avoir une fin de vie heureuse et douce. Personne ne veut que la société le pousse à en finir.

Plus généralement, cela conduit à une réflexion : un projet de réforme, qui peut sembler justifié en lui-même, ne l’est pas si les conséquences de sa mise en œuvre sont d’aggraver le sort des plus fragiles. On l’a vu très récemment avec la loi ZFE, qui, dans le but très louable d’améliorer la qualité de l’air en centre-ville, n’avait pas pensé à protéger les plus faibles, habitants en banlieue, de la ségrégation territoriale qu’imposerait leur incapacité à se payer des véhicules moins polluants. On l’a vu aussi avec la politique écologique visant à réduire les émissions de CO2 par une augmentation de la fiscalité sur les carburants fossiles, entrainant la révolte des gilets jaunes.

Naturellement, tout cela ne doit pas être un frein à une évolution vers une société plus écologique, ou assurant les meilleures conditions de fin de vie ou modernisant les programmes scolaires A condition, là comme ailleurs, de réfléchir avec soin à l’avance à la façon dont toute réforme, une fois mise en œuvre, sera vécue par les diverses classes sociales et de tout faire pour qu’elle ne conduise pas, par un effet indirect involontaire, à un écrasement des plus faibles.

 

Image : La Vie et la Mort Gustav Klimt