Dans vingt ans, on dira sans doute que c’est en 2025 que l’Europe a pris sa chance, ou l’a manqué, de redevenir un acteur majeur de l’Histoire mondiale, et d’abord de rester maître de son propre destin, de rester libre.

Tant d’enjeux mériteraient qu’elle parle haut et fort, et qu’elle agisse. Et pourtant, autant de circonstances, où, pour l’instant, on n’entend d’elle que quelques discours creux, qui ne disent rien qui vaille.

Juste quelques exemples, parmi d’autres :

Sur son déclin industriel : d’innombrables discours et rapports, dont celui de Mario Draghi, dénoncent juste titre l’ absence en Europe de grands champions dans de nombreux grands secteurs de l’avenir, l’inquiétante dégradation de sa compétitivité, le déclin de sa capacité d’innovation, l’étroitesse de ses marchés, la stupidité de ses règles concurrentielles, son refus de financer l’industrie militaire, même si elle est duale, l’absence d’une politique industrielle et d’un financement commun de l’innovation, et la perte de souveraineté qui va en découler. Et pourtant, rien n’est fait. Sans doute parce que, pour l’essentiel, ce rapport, comme beaucoup d’autres avant lui, est plus le constat d’un état de fait qu’un énoncé détaillé de ce qu’il conviendrait de faire. Et parce que personne, ni à la Commission, ni au Conseil des ministres, depuis sa parution il y a neuf mois, n’a pris le temps de le transformer en une liste de directives détaillées, à faire présenter au Conseil par les directions compétentes de la Commission. Les résistances de l’ancien monde, en Europe et ailleurs, qui se satisfont d’une situation où chacun est maître dans son petit royaume, plutôt que de vouloir faire naître des géants continentaux, ont ainsi réussi, pour le moment, à paralyser toute mobilisation pour une industrie européenne d’avenir. Pourtant, rien n’est perdu : dans de nombreux secteurs, une entreprise européenne est encore numéro un mondial, ou au moins dans les trois premiers ; et il n’existe pratiquement aucun secteur dans lequel il n’y a pas au moins deux entreprises européennes parmi les dix premiers mondiaux. Il suffirait d’une volonté politique forte pour gagner cette bataille dans les secteurs nouveaux.

Sur l’Ukraine : Si les dirigeants européens, et d’abord les Français et les Allemands sont très présents sur le terrain diplomatique et semblent avoir réussi pour le moment à retarder habilement le moment où le président américain abandonnera l’Ukraine aux Russes, on sait, à Kiev comme à Paris, Berlin, Londres, Moscou et Pékin, que cela aura lieu ; dans une semaine ou dans un an.  Et on sait aussi que les Russes n’attendent que ce moment pour porter le coup de grâce à une armée ukrainienne héroïque. Qu’attendent alors les Européens pour se mettre à produire à marche forcée les armements nécessaires pour eux-mêmes et pour les Ukrainiens ? Dans ce domaine aussi, personne ne se mobilise. Nous ne sommes pas, là non plus, en économie de guerre.

Sur le Groenland : alors que le président américain répète à chaque occasion son intention, parfaitement rationnelle d’un point de vue géopolitique, de s’emparer de ce territoire, la protection de sa souveraineté, si essentielle pour l’Europe, pour les mêmes raisons, supposerait que le Danemark soit, bien davantage qu’aujourd’hui, soutenu par les autres pays européens, en particulier militairement. Aussi, avant que les Etats-Unis n’installent des troupes nombreuses sur ce territoire, (ce qui pourrait arriver, en toute légalité, à tout moment), pourquoi les pays européens n’ont-ils pas encore proposé au Danemark d’y stationner des troupes, en solidarité, sur une base européenne (à moins qu’une telle demande ait été faite confidentiellement et ait été refusée, tout aussi confidentiellement, ce qui serait absurde). Là encore, personne ne parle de se mobiliser, de se mettre en situation d’économie de guerre.

Sur l’Afrique : au moment où les Etats-Unis abandonnent ce continent ; et alors que la Chine continue d’y avancer économiquement et la Russie militairement, personne ne peut nier qu’il est le principal partenaire naturel de l’Union, à moyen et long terme. Et pourtant, rien n’est fait, ni à Bruxelles ni dans les principales capitales, pour repenser notre stratégie et occuper une place qu’il serait très dangereux de laisser à d’autres. Là encore, nous ne sommes pas mobilisés. Et là encore, tout se joue dans les prochains mois.

Sur le Moyen-Orient : notre absence dans toutes les négociations, notre incapacité à faire entendre notre voix, notre paralysie, nous a empêché jusqu’ici de sanctionner très sévèrement et immédiatement, un gouverne israélien criminel de guerre et qui déshonore le projet sioniste ; et elle ne nous permet pas non plus de participer au sauvetage urgentissime de la population désespérée de Gaza, ni à la lutte contre le Hamas, ni de jouer un rôle dans la reconstruction d’une autorité palestinienne enfin crédible, honnête et capable de devenir le gouvernement d’une Palestine reconnue dans des frontières sûres et reconnues. Là encore, aucune mobilisation en Europe, autre que par des discours, alors que c’est urgent, vital même, et que la responsabilité et l’honneur de l’Europe sont particulièrement engagés en raison du rôle que les puissances européennes ont joué dans le découpage initial des frontières des pays de cette région.

On pourrait continuer cette liste, en parlant du climat, de la biodiversité, de l’éducation, du basculement vers l’économie de la vie.

Comment expliquer cette incurie, à un moment si crucial, sinon par l’invisibilité hallucinante du président du Conseil Européen, par l’incompétence abyssale du vice-président exécutif de la commission « chargé de la Prospérité et de la Stratégie industrielle », par la volonté impériale de la Présidente de la Commission de tout contrôler, d’éteindre toute initiative qui ne parte pas d’elle, et de caporaliser ses services ; et surtout, par l’absence de prise de conscience par les dirigeants nationaux, et par les peuples européens de l’urgence extrême de la situation.

Nous pouvons rester les maîtres de notre destin. Nous pouvons redevenir un acteur majeur de l’Histoire. Une chance formidable s’offre à l’Europe. Encore faudrait-il la saisir.