D’abord, je voudrais rappeler avoir exprimé, dans ces colonnes, dès février 2023 (dans un article intitulé « Qu’allait-il faire dans cette galère ? »), mon hostilité à cette réforme des retraites : « Pourquoi décrédibiliser l’État et affaiblir jusqu’à sa fin le quinquennat actuel par une réforme des retraites ? Et si on tenait vraiment à la faire, pourquoi ne pas en rester à la réforme déjà en partie votée, beaucoup plus logique, instaurant un système à points ? Et pourquoi ne pas ouvrir davantage la France à ce dont tous les pays se dotent, et dont les Français veulent, au moins de façon complémentaire : la retraite par capitalisation ? Je ne vois pas d’autre explication que celle-là : on a promis de faire cette réforme, et on s’y est lancé parce qu’elle était apparemment la plus simple à mener. Un peu comme l’ivrogne qui cherche ses clés sous un réverbère, non parce qu’il l’a perdu là, mais parce que, là, il y a de la lumière. »
Et j’ajoutai : « Il serait temps de tourner la page, de passer au plus vite à autre chose. »
Ce n’est pas ce qu’on a fait. On s’est entêté, pendant plus de trois ans, à tenter de faire adopter une mesure d’âge dont presque personne ne voulait.
Tout ça pour n’avoir, à la fin, ni la mesure d’âge, ni la retraite à points, ni le début d’une retraite par capitalisation, ni un âge de la retraite comparable à celui de nos principaux voisins et concurrents, ni un financement équilibré de notre système de retraite, ni aucune des autres réformes structurelles, dans d’autres domaines que j’énonçais alors, comme particulièrement urgentes. Et en particulier, aucune réforme sur la pénibilité du travail et sur le travail des seniors, qui expliquent pourquoi tant de gens veulent partir le plus tôt possible en retraite.
Si on continue comme ça, il est clair qu’on ne pourra pas payer les retraites des générations futures, que les déficits vont continuer de croître, et qu’on va faire fuir les investisseurs avec des impôts excessifs.
Tout le monde est complice de ce fiasco : l’exécutif pour s’être entêtée ; les oppositions pour ne pas avoir proposé de solutions alternatives autres que l’annulation des réformes proposées par le gouvernement ; les syndicats et le patronat pour avoir reculé, alors qu’un compromis était à portée de main.
Plus généralement, la société française ne pense pas assez aux grands problèmes qu’elle va bientôt affronter. Elle est presque tout entière aujourd’hui tendue vers un objectif quasi unique : dégager ceux qui la dirigent. Quoi que disent ces dirigeants, quoi qu’ils proposent, quoi qu’ils expliquent, quoi qu’ils fassent, les Français ne veulent plus d’eux. Ce dégagisme obsessionnel se traduit par un programme implicite commun à toutes les oppositions et, une fois au pouvoir, elles ne feront rien d’autre que de prendre aux plus riches, ou même aux moins pauvres, de quoi maintenir le modèle social et le système institutionnel comme il est.
Sans affronter une évidence : la justice sociale est une condition nécessaire, mais non suffisante pour une société harmonieuse. Il faut aussi avoir les moyens de financer cette justice, pour les vivants d’aujourd’hui comme pour les générations futures ; sinon, c’est le désastre assuré. Et c’est ce qui se prépare : des impôts qui feront fuir les investisseurs et les entrepreneurs ; des priorités souverainistes et antieuropéennes qui feront fuir les talents.
Il n’y a pas de raison alors de s’étonner si on voit, d’année en année, la France reculer, selon tous les critères possibles : justice sociale, dette publique, déficit budgétaire, déficit commercial, déficit de la balance des paiements. Pas non plus de raison d’être surpris si le pouvoir d’achat a augmenté moins vite en France qu’en Allemagne et si la pauvreté y a augmenté plus vite qu’ailleurs. Plus encore, pas de raison non plus de s’étonner si les entrepreneurs et les capitaux s’en vont et si tous les Français sont habités désormais par une angoisse existentielle devant les enjeux himalayesques de l’avenir.
Pendant que certains de nos partenaires européens et nos concurrents d’Asie osent des réformes courageuses, pour rendre les dépenses publiques plus efficaces, pour une école plus performante, pour une agriculture plus saine, pour un système de santé plus complet, pour une armée mieux adaptée aux enjeux d’après-demain, pour attirer les entrepreneurs et les talents.
Tous devraient admettre quelques évidences : il n’y a pas d’élite légitime sans égalité d’accès à l’éducation, à la santé, à la ville, au crédit, à la vie culturelle, à un travail valorisant. Il n’y a pas non plus d’égalité sans le surgissement continu d’une élite sans cesse renouvelée, exigeante, légitime, ambitieuse, travailleuse, libre de faire fortune et soucieuse de donner au pays les moyens de rester grand. Bien au-delà de 2027. Au moins jusqu’en 2040.
C’est bien cela qui manque aujourd’hui à ceux qui gouvernent ce pays, comme à tous ceux qui prétendent accéder au pouvoir : une analyse des menaces démographiques, environnementales, financières, éducatives, sociales, géopolitiques qui pèsent sur le pays. Une vision lucide de la concurrence qui lorgne sur nos talents, nos entreprises, nos capitaux. Une réflexion sur la façon de tirer parti des grands atouts du pays. Une stratégie pour mettre en œuvre les grandes réformes nécessaires.
C’est à ce prix seulement qu’on cessera, à tous les sens du mot, de « battre en retraite. »
Image : La République, Platon.