Pour la première fois depuis les débuts de la Cinquième République, aucun parti dit « de gouvernement », (c’est-à-dire ayant déjà gouverné), ni à droite ni à gauche, n’est en situation d’afficher le nom d’un candidat évident pour la prochaine élection présidentielle. Bien sûr, dans ces partis, les candidats à la candidature ne manquent pas ; certains et certaines d’entre eux sont même déjà ouvertement déclarés. Mais aucun, ni chez les socialistes, ni chez les écologistes, ni chez les centristes de multiples obédiences, ni dans les partis de droite, ne s’impose vraiment dans son propre camp.
Alors que les deux partis les plus extrêmes, à gauche comme à droite, ont, eux, des dirigeants reconnus, qui seront tous deux candidats à l’élection présidentielle, pour la troisième, sinon pour la quatrième fois, et qui sont prêts à l’être, quelle que soit l’échéance.
De plus, dans tous les partis, ayant déjà gouverné ou non, aucun n’est en situation de proposer un programme présidentiel crédible. Sinon que, dans les deux partis extrêmes, les seuls ayant déjà choisi une incarnation, on sait que ces programmes seront antieuropéens.
Il faut prendre conscience de ce que cela signifie, à dix-huit mois au plus du scrutin : l’ensemble des projets, des réalisations, des espérances, de ceux qui, depuis près de soixante-dix ans, ont fait de la France, ce qu’elle est devenue, c’est-à-dire une très grande puissance, économique, sociale, culturelle, sont menacés de disparaître, de s’effilocher. Parce que ceux qui sont supposés les porter plus loin se contentent, pour l’instant, de se noyer dans des querelles intestines, de se chamailler sur des surenchères fiscales imbéciles, de perdre ce qui leur reste de réputation dans la défense d’insupportables lobbys. Abandonnant le débat public à deux partis anti-européens.
Ces gens-là ne sont pas seulement en train de perdre leurs réputations, et de jeter aux orties leurs avenirs personnels. Ils mettent en danger le pays tout entier.
Tout cela parce que personne, parmi les dirigeants de ces partis de gouvernement, n’ose reprendre ouvertement à son compte ce projet, si incomplet, si insatisfaisant, et pourtant si essentiel qu’on appelle le projet européen. Alors qu’aucun pays n’a plus à perdre que la France à sa remise en cause.
Face aux enjeux technologiques, aux menaces environnementales, aux appétits des prédateurs autour de nous, sans une dynamique européenne forte, la société française, son économie, ses emplois, sa culture, ses valeurs, ses moyens de défense même, seraient bientôt balayées.
Se rend-on compte en effet que, si l’Europe ne s’intègre pas bien davantage, beaucoup d’entreprises françaises, même aujourd’hui mondialisées et n’ayant qu’une partie minoritaire de leurs chiffres d’affaires en Europe, resteront presque toutes des nains à l’échelle mondiale ? Comprend-on que ses marchés devront alors s’ouvrir davantage sous les coups de boutoir des géants Américains, chinois, brésiliens, indiens. Imagine-t-on ce que peuvent devenir l’Allemagne et l’Italie si elles ne sont plus arrimées à la France ? Réalise-t-on que ce que les Français penseront gagner ainsi comme consommateurs, ils le perdront comme travailleurs ?
Les partis extrêmes veulent faire croire aux électeurs que la France finance une trop large part du budget européen, qu’elle peut jouer toute seule dans la cour des grands et qu’il suffirait de taper sur la table, de menacer de sortir de l’Union européenne pour la réorienter. Parce qu’ils pensent que les autres pays ne pourraient se passer de la France. Ce n’est plus vrai. Aujourd’hui, c’est la France qui ne peut plus se passer de l’Europe, et non l’inverse.
Sans sa participation à la dynamique de l’intégration européenne, la France aurait une notation financière bien plus basse encore qu’elle ne l’est déjà ; elle serait incapable de financer ses fins de mois, et même bientôt incapable de maintenir son système de retraites et son modèle social.
Et pourtant, tous les partis politiques français refusent d’en prendre acte. Quand il faut critiquer l’Union européenne, ils sont tous là. Quand il faut reconnaître qu’elle est un formidable atout, et accepter ses contraintes, il n’y a plus personne.
Les Français sont aujourd’hui les passagers clandestins de l’Europe, et ils prétendent faire la loi sur un bateau sans faire les efforts nécessaires pour que le bateau puisse continuer à avancer.
Bien sûr, il y a des choses intolérables dans l’Union européenne. Et d’abord, il est inacceptable qu’on soit tenu d’importer des biens, en particulier des produits alimentaires, qu’on s’interdit de produire. Cela devrait être la règle. Comme il devrait être la règle qu’on ne devrait pas accepter d’immigrants dans l’Union sans avoir une forte et commune politique d’intégration. Seulement, pour avoir une chance de faire passer de telles règles au niveau de l’Union, la France devrait disposer d’une voix forte, c’est-à-dire qu’elle devrait avoir des finances publiques saines et un commerce extérieur largement excédentaire. Ce n’est pas le cas. Et aucun parti, extrême ou non, ne propose sérieusement les moyens d’y parvenir.
Au contraire, tout se met en place pour que, après les prochaines présidentielles, s’impose un moment de vérité, qui sera pénible pour tout le monde. Il ne faudra pas en accuser le reste du monde. Et en particulier pas en accuser l’Union européenne. Seulement dénoncer notre incorrigible capacité à procrastiner.
Pour que les partis de gouvernement retrouvent leur mot à dire, et pour qu’un de leurs représentants ait la moindre de chance d’être élu en 2027, il faudrait, d’abord, que, à un moment où au moins trois prédateurs se préparent à nous dépecer, ces partis se proclament ouvertement « pro-européens ». Qu’ils reconnaissent que cela n’est pas un gros mot, une insulte, mais une dimension essentielle du projet français, Et qu’ils en tirent des conclusions programmatiques sur les contraintes et les opportunités que cela nous ouvre.
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