En étudiant l’évolution des sociétés, les historiens, économistes, sociologues, politologues et géopoliticiens raisonnent trop souvent comme si toutes les décisions humaines étaient prises en fonction d’intérêts explicites, comme le profit, l’ambition, l’honneur ou le goût du pouvoir. Ils oublient un autre paramètre essentiel : la peur ; la peur de perdre son toit, son travail, son statut social, sa liberté, sa vie.
Échapper au règne de la peur est en fait le grand moteur de l’Histoire : On a cru fuir celle de mourir par la religion et celle de la misère par le travail ; l’une et l’autre sont, d’une certaine façon, des illusions. On a cru échapper à la peur devant un ennemi par la bravoure ; là encore, c’est souvent une illusion : bien des femmes courageuses ont été violées par des hommes lâches ; bien des résistants téméraires ont été torturés et assassinés par des policiers anonymes ; bien des familles indomptables n’ont pu éviter la famine et les pillages ; bien des gens héroïques ont été trahis par des lâches. Face à la peur, le courage est l’exception ; la lâcheté est la règle. Et tous les puissants, de tous les temps, se sont servis de la peur pour asseoir leur pouvoir, pour le plus grand malheur des peuples.
Une grande partie de la philosophie politique occidentale s’est alors construite, très progressivement, dans le but de donner au pouvoir politique une autre légitimité que la peur et d’en déduire une architecture institutionnelle leur permettant de se faire respecter sans terrifier.
Les Grecs s’inquiétaient déjà de voir des hommes publics utiliser la peur pour transformer la cité en une dictature ; Aristote, après Platon, dénonça la peur comme le principal ciment de la tyrannie ; et chez les Romains, Sénèque rappela que la peur était l’arme principale des despotes. Les prophètes hébreux dénoncèrent les rois qui gouvernaient par la peur et encouragèrent le peuple à se révolter. « N’ayez pas peur » est la phrase la plus répétée dans les Évangiles ; et Augustin affirme qu’un pouvoir fondé sur la peur ne peut que s’éloigner de la « Cité de Dieu ».
Ces principes une fois posés, il a fallu attendre plus de quinze siècles pour en tirer des conclusions institutionnelles : Après d’autres, comme Jean Bodin, Hobbes réclama des lois stables contre l’arbitraire ; Locke et Montesquieu proclamèrent que le seul régime qui ne soit pas fondé sur la peur, était la démocratie, avec son complexe enchevêtrement de pouvoirs, qui protège les trois droits naturels (propriété, liberté, sûreté), et reconnaît le droit de résister contre tout tyran. Rousseau y ajouta la nécessité de réduire les inégalités, et d’organiser la participation active des citoyens à la vie publique, pour que les puissants ne puissent pas utiliser la peur du manque et de l’exclusion pour installer une dictature.
Au même moment, les pères fondateurs de la démocratie américaine furent obsédés par le risque de voir la peur gouverner leur jeune nation, comme elle avait gouverné les colonies britanniques. Madison prôna pour cela le fédéralisme, la séparation des pouvoirs, et la pluralité des factions ; Thomas Jefferson y ajouta la nécessité d’une éducation universelle, de la liberté d’expression absolue, et du droit de se révolter contre un pouvoir oppressif.
Depuis lors, pour échapper au gouvernement par la peur, toutes les démocraties du monde ont mis en place, tant bien que mal, un État de droit, la séparation des pouvoirs, l’éducation pour tous, la liberté de débattre, le contrôle des gouvernants et des agents de la sécurité publique.
Aujourd’hui, plus de la moitié des humains vivent cependant encore sous le règne de la peur, sinon de la terreur. Et ceux qui vivent dans des démocraties ont encore peur de perdre leur emploi, de basculer dans la misère, de vivre dans la solitude.
S’ajoutent aujourd’hui au moins trois nouvelles peurs : le danger climatique, le narcotrafic et le terrorisme, pour l’essentiel islamique. Ces trois menaces nouvelles peuvent faire basculer les démocraties dans la dictature.
Pour lutter contre le danger climatique, il faudrait avoir le courage d’en prendre conscience et d’agir. On en est loin. Et si on ne le fait que trop tard, viendra le moment où on ne pourra plus échapper à la nécessité de prendre des décisions autoritaires : Ne pas avoir peur assez tôt et réagir démocratiquement conduira à la dictature.
Pour lutter contre la corruption, le narcotrafic et le terrorisme, pour l’essentiel islamiste, les démocraties commencent à comprendre qu’il faut un Etat beaucoup plus fort, un parquet puissant et spécialisé dans le crime organisé, des pénalités extrêmement sévères, des institutions policières très professionnelles et protégées politiquement, des systèmes très efficaces de surveillance des individus radicalisés, des dispositifs d’infiltration sophistiqués, une surveillance numérique intensive, une forte coopération entre police et services secrets et un contrôle strict des frontières. Pour y parvenir, certains seraient prêts à jeter la démocratie par-dessus bord : en croyant lutter contre la peur, on installerait la dictature.
Pour protéger la tranquillité des citoyens sans devenir liberticide, il faudra aussi et surtout lutter contre les racines de ces nouvelles peurs. Par une intégration sociale exigeante, une laïcité très rigoureuse, le refus de toute zone de non-droit, un état de droit crédible et stable, des institutions judiciaires indépendantes , de puissants contre-pouvoirs, institutionnels et privés ; une culture de vigilance civile, une tolérance nulle à la corruption et au fondamentalisme , une liberté de la presse assumée, l’enseignement du courage de dire non à ceux qui intimident, le soutien aux enseignants et à tous ceux, magistrats, journalistes et avocats, qui sont en première ligne dans ce combat ; une acceptation des différences lorsqu’elles ne prétendent pas s’imposer comme une nouvelle norme. Et enfin, par un contrôle permanent de tous ceux qui, de près ou de loin, exercent une once de pouvoir ; en particulier de pouvoir sur les femmes.
Entre la menace d’un État trop puissant et celle des terroristes et des narcotrafiquants, il faudra choisir. Sans perdre son âme.
Image : Le cri d’Edvard Munch

