C’est par la musique qu’a commencée l’économie de marché, que s’est imaginée la rémunération des œuvres de l’esprit et que s’est annoncée la société industrielle, la production d’objets en série et la division extrême du travail. Plus récemment, c’est par la musique aussi qu’a commencé l’économie digitale, en rémunérant des musiciens par les abonnements d’auditeurs à des plateformes après qu’ils l’ont été par les seigneurs qui les commanditaient, puis par les bourgeois qui achetaient des places de concert, puis par des maisons de disques qui leur reversaient des droits d’auteur.

Aujourd’hui, l’IA bouleverse tout cela.

Elle permet à des plateformes de produire de la musique sans compositeur humain, en utilisant l’immense catalogue des œuvres existantes pour s’entraîner. Ainsi, le groupe virtuel The Velvet Sundown a dépassé le million d’auditeurs mensuels sur Spotify ; et le clip de Heart on My Sleeve composé par un certain  Ghostwriter977, a accumulé des millions de vues avant qu’on ne découvre qu’il n’était fait que de voix générées par IA copiant deux groupes canadiens. On commence aussi à voir des DJ totalement artificiels, capables d’animer une soirée comme un humain, par leurs discours et leurs playlists ; et à utiliser l’IA pour écrire des bandes originales pour des films, pour imiter des voix d’artistes, des timbres, des styles. Au total, pour générer à bas coût des morceaux de musique utilisables un peu partout comme fond sonore.

L’évolution est vertigineuse : le chiffre d’affaires de la musique généré entièrement ou en partie par IA au augmenté de 40% en 2025 et représentera  bientôt près de 20% des revenus de l’industrie musicale, sans que les créateurs musicaux reçoivent leur dû : Selon le rapport de l’International Confédération of Societies of Authors and Composers (CISAC), en l’absence d’un cadre mondial efficace, les créateurs musicaux seront privés d’ici à 2028 d’un quart de ce qu’ils devraient recevoir en raison de l’intégration de leurs créations dans des œuvres composées par l’IA.

Pour protéger les droits des artistes, pensés toujours comme des droits d’auteur, commencent à se mettre en place des législations prévoyant une rémunération pour les auteurs/compositeurs dont les œuvres ont servi à entraîner les modèles de l’IA. L’AI Act européen, bientôt en vigueur, impose aux créateurs de musique par IA, et plus largement de toute forme d’IA générative, une obligation de transparence des sources. Plusieurs projets européens explorent des solutions blockchain et watermarking pour identifier automatiquement l’usage d’une œuvre musicale dans une IA ou une production dérivée et reverser automatiquement des micro-royalties. Je pense que ces protections seront illusoires et que la rémunération des artistes de demain se fera autrement que par les droits d’auteur.

Dans cette nouvelle économie, en effet, tout va changer :  L’IA conversationnelle permettra aux artistes, sans avoir besoin de maison de disques, de composer, arranger, mixer, masteriser, de produire un clip, d’adapter leurs œuvres à des jeux vidéo, à du yoga, à de la publicité interactive, de créer leur propre label, leur propre studio, leur propre agence marketing, de conserver la maîtrise de leurs données et de leur identité sonore, d’entretenir un dialogue personnalisé avec leurs fans, de leur proposer des expériences musicales personnalisées. Ils peuvent devenir les entrepreneurs de leurs œuvres, même s’ils auront encore un moment besoin de plateformes pour la distribution, la visibilité et la monétisation de leurs œuvres.

Sentant venir aussi leur remplacement par les algorithmes d’IA, les plateformes de diffusion musicale (tels Spotify, Deezer, Apple music) tentent de prendre les devants en s’alliant aux maisons de disques elles-mêmes en grand danger : Ainsi, Spotify a signé un accord avec trois grandes maisons de disques promettant aux artistes d’utiliser l’IA « avec et pour eux » et de leur garantir transparence, consentement, rémunération et protection contre les voix clonées. Ils ne réussiront pas à tenir cette promesse d’autant plus que les mécanismes de rémunération des artistes prévus dans ces accords seront largement illusoires.

Ainsi, pour les artistes, s’ils n’y prennent pas garde, le bouleversement introduit par l’IA sera juste un changement de maître : après le seigneur féodal, le bourgeois et les compagnies de disques, viendront les algorithmes. Les musiciens verront les droits d’auteur disparaître et ils ne seront plus que les employés, sinon les esclaves des algorithmes. Ils peuvent y échapper en devenant des entrepreneurs de leurs créations, en utilisant eux-mêmes les formidables potentialités de l’IA et en prenant le pouvoir dans l’organisation des concerts.

Tandis que le consommateur, lui aussi menacé de n’être que l’esclave des algorithmes qui lui dictera quoi écouter et comment, pourrait devenir co-compositeur de ce qu’il écoute, en imposant ses choix, en déterminant la forme à donner à l’œuvre qu’il a choisi d’écouter et en privilégiant, comme l’artiste, l’échange vrai, direct, vivant, irremplaçable du concert, défi à la solitude et à l’artificialisation.

La seule vraie liberté, une fois de plus, en musique comme ailleurs, est de créer et de maîtriser le fruit de sa création. L’IA peut abolir cette liberté, ou la démultiplier.

 

Image : générée par IA