Peut-on imaginer la France sans gouvernement efficace jusqu’en mai 2027, dans un monde de plus en plus dangereux, et où des décisions vitales pour l’avenir du pays ne peuvent plus attendre ? C’est pourtant ce qui nous attend, quel que soit le scénario de l’avenir. Et cela peut sembler terrifiant.

Car les décisions à prendre dans les dix-huit mois qui viennent sont vertigineuses. Elles sont au moins dix :

  1. Verrons-nous, pendant encore dix-huit mois, les déficits et les inégalités de toute nature continuer de se creuser, ou agirons-nous pour les réduire ?
  2. Laisserons-nous la récession s’installer et le chômage augmenter, ou nous donnerons-nous les moyens d’une politique de croissance durable ?
  3. Laisserons-nous les géants américains et chinois ruiner les industriels français et européens en inondant nos marchés de leurs vêtements bon marché, de leurs produits agricoles non-conformes à nos normes, de leurs applications d’intelligence artificielle ravageuses et de leurs véhicules électriques, ou réagirons-nous ?
  4. Abandonnerons-nous le système éducatif à la dérive, ou lancerons-nous les réformes majeures qui s’imposent ?
  5. Privilégierons-nous les énergies fossiles ou maintiendrons-nous la fragile priorité aux énergies durables ?
  6. Prendrons-nous au sérieux les conflits en cours ou menaçants, exigeant un renversement radical de nos doctrines militaires et de nos priorités en matière d’armement, ou continuerons-nous à commander les armements nécessaires aux guerres d’avant ?
  7. Laisserons-nous, faute d’une voix française, la logique du marché continuer ses ravages en Europe, en particulier dans l’agriculture et les télécommunications, ou avancerons-nous vers une Europe industrielle en construisant des géants continentaux ?
  8. Assisterons-nous sans réagir à la mainmise progressive de nos partenaires allemands sur les instances européennes, ou ferons-nous entendre une voix française forte et respectée ?
  9. Laisserons-nous la laïcité continuer d’être remise en cause ou assurerons-nous une protection crédible aux enseignants, en première ligne dans cette défense ?
  10. Laisserons-nous le racisme gangrener nos universités et nos rues, et le fossé se creuser entre les différentes communautés, ou oserons-nous une politique ambitieuse d’intégration ?

Quoi qu’on fasse, durant les dix-huit prochains mois, d’autres décisions seront prises sur ces sujets. Pendant que la France sera dans une situation institutionnelle très faible, quel que soit celui des quatre scénarios possibles qui se réalisera :

  1. On continuerait avec ce Parlement, avec plusieurs gouvernements très faibles, à la recherche d’un plus petit commun dénominateur d’une majorité improbable.
  2. Après une dissolution, un autre parlement tout aussi divisé conduirait, lui aussi, à des gouvernements très faibles.
  3. Après une dissolution, surgirait une nouvelle majorité parlementaire, vraisemblablement composée de l’extrême droite et de quelques alliés.
  4. Après la démission du président, un nouveau président serait élu dans les mois à venir.

Dans ces quatre scénarios, l’Etat sera très affaibli :

Dans les deux premiers scénarios, celui d’un parlement sans majorité, l’État sera, et il l’est déjà, très largement paralysé, incapable de faire les choix difficiles qu’exigent les questions précédentes.

Dans le troisième, celui de la cohabitation, l’État le serait aussi : le président, arc-bouté sur ses prérogatives, bloquerait les velléités de la nouvelle majorité de mettre en œuvre une autre politique européenne et militaire, dont le peu qu’on sache est qu’elle serait hostile à l’alliance allemande et favorable à une alliance russe. Il ne pourrait pas, pour autant, imposer la sienne, la politique européenne étant désormais entièrement imbriquée dans la politique intérieure.

De plus, dans chacun de ces trois scénarios, pendant dix-huit mois, tous les partis ne penseraient qu’à préparer les élections présidentielles de mai 2027 ; ils feraient tout, au pouvoir comme dans l’opposition, pour ne proposer ni prendre aucune décision qui fâche, ni pour n’entreprendre aucune des réformes nécessaires, après tant d’années de laxisme et de narcissisme, se contentant de flatter l’opinion dans toutes ses colères.

Et qu’on ne pense pas qu’on pourra rattraper tout cela après mai 2027 : les choix importants auront été faits par d’autres et imposés à la France.

Dans le quatrième scénario, celui dans lequel le président serait bientôt contraint à la démission, son successeur serait immédiatement sur un siège éjectable, parce qu’on penserait qu’il pourrait, lui aussi, être poussé vers la sortie à la moindre tempête. Sa voix ne serait pas plus audible à l’étranger que celle d’un Premier ministre soumis à la tyrannie des sondages ; l’institution présidentielle serait définitivement discréditée.

Dans ces quatre scénarios, qui sont les seuls possibles, l’État sortira terriblement affaibli de ce mandat présidentiel. Nos adversaires et nos partenaires profiteront de notre faiblesse pour faire avancer leurs causes. On ne peut pas leur en vouloir : en politique, il n’y a jamais de trêve ; on tire sur les ambulances. Et la France est aujourd’hui un grand blessé.

Alors, puisqu’aucun des quatre scénarios n’est le bon, on peut seulement espérer qu’entreprises, syndicats, enseignants, hauts fonctionnaires, personnel de santé, régions, élus locaux, militants associatifs apprennent enfin, pour la première fois dans l’Histoire de France, à ne pas tout attendre de l’État. Ni d’une classe politique en perdition, qui pourrait peut-être, pour la première fois depuis 40 ans, consacrer les 18 prochains mois à réfléchir à une vision à long terme du pays et, le moment venu, proposer des programmes complets et sérieux pour les prochaines échéances.  Des programmes qui devraient, conformément à la tradition et l’histoire française, retrouver une opposition entre une gauche et une droite démocratique. On peut rêver.

Image : LP/Frédéric Dugit