On assiste aujourd’hui dans un très grand nombre de pays démocratiques, et particulièrement en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, à une polarisation croissante des opinions publiques. Il ne faudra pas oublier que cela a toujours été mortel pour les démocraties. Et que, si on continue, cela le serait encore.

Partout, en Occident, les extrêmes regroupent maintenant une part dominante de l’opinion publique. Ils attirent dans leurs orbites les partis de gouvernement, formant jusqu’ici l’architecture des démocraties : sociaux-démocrates, centristes, ou partis libéraux, sont ou en voie de disparition ou en voie d’alignement

À gauche, les partis sociaux-démocrates, fascinés et dominés intellectuellement par les extrêmes de gauche, pensent inévitable d’avoir à construire avec eux des alliances électorales. Il en va de même, avec un peu plus de retard, avec les partis de gouvernement de droite, de plus en plus résignés eux aussi à servir d’appoint aux partis d’extrême droite.

On voit donc ainsi de plus en plus, partout, dériver les continents de la politique, laissant un espace béant entre les deux radicalités, dans lequel ne surnagent que quelques démocrates et quelques libéraux, soucieux de raison, de tolérance, de liberté, de développement économique, et de financement sensé de l’État et des retraites.

Aux États-Unis, le parti républicain n’est ainsi plus que l’armature militante fanatisée d’un président que certains qualifient de « mentalement déséquilibré » qui met en place tous les instruments nécessaires à l’installation d’une dictature à durée illimitée. Pour survivre, le Parti démocrate en est réduit à employer les mêmes moyens, en choisissant un candidat extrémiste à New York et en laissant le gouverneur de Californie, lui-même modéré, reprendre à son compte le vocabulaire et les postures de Trump, convaincu que cela pourra lui assurer la nomination comme candidat du Parti démocrate.

En Grande-Bretagne, il n’y a presque plus rien entre un parti travailliste en recul et de plus en plus islamo-gauchiste et une extrême droite largement dominante et ouvertement raciste.

En France, on n’est plus très loin de la même situation. À gauche, les partis écologiques et communistes se comportent de plus en plus souvent comme les idiots utiles de LFI, destin qui guette aussi l’actuelle direction du PS, tout occupée à sauver quelques sièges par sa compromission. À droite, malgré leurs cris d’orfraie, une grande partie des élus du parti républicain s’accommoderaient vraisemblablement assez bien d’un rôle de supplétif du Rassemblement National, là aussi pour survivre.

On pourrait faire des analyses voisines à propos de l’Espagne, de l’Italie, de la Belgique, de la Pologne, de la Hongrie et dans d’autres pays, en Afrique, en Asie et en Amérique centrale et latine. L’Allemagne résiste encore, en raison de son passé.

Partout, les partis dits « de gouvernement » font semblant de croire qu’une telle alliance, pourtant contre-nature, leur profitera et conduira à l’inutilité des extrêmes, qui seraient alors vidés de leurs électorats. Presque partout, l’Histoire a pourtant montré le contraire ; et il n’existe à ma connaissance qu’une seule circonstance dans laquelle une telle alliance contre-nature a tourné à l’avantage des sociaux-démocrates ou des partis libéraux : c’est en France, dans les années 70 et 80, avec l’union de la gauche, qui commença avec un Parti communiste ultra dominant et qui explosa un peu plus tard avec un Parti communiste en plein déclin. Il fallait pour ça, à la tête du Parti socialiste, un génie tactique qu’on ne retrouve aujourd’hui, nulle part.

Les causes de cette évolution sont toujours les mêmes : le monde va mal, il est angoissant ; les menaces écologiques, les roulements de tambour, les bouleversements annoncés par l’IA, les dettes publiques constituent des dangers vertigineux. Face à cela, les partis dits de gouvernement sont incapables de proposer des programmes crédibles. Les électeurs, qui le constatent, n’ont plus aucune raison de les suivre et se déportent tout naturellement vers ceux qui peuvent au moins porter haut leurs colères et leurs rages, même s’ils les savent incapables de gouverner sérieusement.

Ces partis de gouvernement se contentent alors de faire de la politique à la petite semaine, en passant d’un médiocre enjeu tactique à un autre, sans jamais replacer tout cela dans une vision historique. Cela leur permettrait pourtant de proposer une stratégie géopolitique lucide, une analyse sociologique convaincante et un programme crédible, trois conditions nécessaires pour retrouver les électeurs égarés chez les extrêmes, sans perdre pour autant ceux qui seraient restés liés aux contraintes du réel.

L’extrémiste n’a pas intérêt à régler un problème d’une façon sensée. Il a intérêt à le rendre le plus aigu possible pour qu’il n’y ait pas d’autres solutions que radicales. Alors qu’organiser la mobilité sociale, favoriser le succès et l’enrichissement par le travail, gérer sainement les finances publiques, intégrer les étrangers rendraient caducs les projets d’extrême droite comme celle d’extrême gauche.

Les conséquences de cette dérive des continents politiques peuvent conduire à une situation bien plus terrible que la situation d’aujourd’hui : les États-Unis s’installeraient dans une dictature quasi-fasciste. La Grande-Bretagne deviendrait une nation raciste, refusant de mener toute politique d’intégration pour se contenter d’expulser un maximum d’étrangers. La France se fermerait sur elle-même et abandonnerait le projet européen, qui est la chance de son avenir. Les capitaux se détourneraient alors de ces pays, plus encore qu’aujourd’hui pour aller vers les puissances de demain, et d’abord la Chine.

 

Image : Opinions divergentes (2018) par Tom Aberneithie