Certaines choses crèvent les yeux sans qu’on y attache de l’importance, sauf quand il est trop tard. Ainsi des pénuries. En particulier alimentaires. Depuis l’aube des temps, quand une nation manque durablement d’une matière première ou d’un produit essentiel à sa vie, elle fait tout, même la guerre, pour l’obtenir ; et si elle n’y parvient pas, elle disparaît. C’est aussi le cas d’une famille, qui s’éteint quand elle n’a pas les moyens d’obtenir ce qui est nécessaire à sa survie. De même pour une entreprise.
Les pénuries peuvent se manifester par un manque absolu, une indisponibilité temporaire ou plus simplement par un prix inaccessible. Elles peuvent être provoquées par des catastrophes écologiques ou climatiques (une sécheresse qui prive un pays d’eau ou de récoltes), des gaspillages insouciants (brûler toutes ses forêts pour se chauffer), des guerres, des embargos ou des ruptures d’alliances (qui coupent des sources d’approvisionnement).
Pour y faire face, les humains ont très tôt inventé bien des réponses : d’abord, constituer des réserves, d’où la mise en place de dépôts souvent placés dans les lieux les plus protégés, dans les caves des châteaux, dans les coffres des temples, ou dans des enclos très sévèrement gardés. Puis, construire des alliances avec ceux qui peuvent disposer des ressources manquantes ; et encore produire soi-même des choses essentielles aux autres, pour pouvoir exiger d’eux, le moment venu, ce dont on a besoin. Et enfin se doter des moyens de dissuasion : si nous sommes tenus par quelqu’un, le tenons-nous aussi ?
Ainsi, prévoir les risques de pénuries et les prévenir constituent donc des éléments essentiels de l’exercice du pouvoir. En particulier, quand on dépend, pour un élément vital, d’un fournisseur unique.
Et pour autant, malgré des millénaires de péripéties, de déclins et de chutes, dont on pouvait tirer les leçons, beaucoup d’humains d’aujourd’hui restent insouciants. Si certains, en particulier les pays les plus démunis, n’ont que peu de moyens de se prémunir de pénuries, d’autres, qui en auraient les moyens, ne s’en sont pas souciés, tandis que quelques-uns avec beaucoup de clairvoyance s’y sont préparés. Et s’y préparent encore, à marche forcée. Et ceux qui disposent de ces moyens de faire chanter les autres ne s’en privent pas.
Ainsi, aujourd’hui, les démocraties les plus avancées n’ont pas plus que quelques semaines ou au mieux quelques mois de réserves d’éléments vitaux. Même quand, forme extrême d’insouciance, elles dépendent d’un fournisseur unique ; ce qui, dans une économie mondiale qui reste, quoique on en dise, extrêmement intriquée, est bien plus fréquent qu’on ne le croit.
Les semaines récentes ont montré l’ampleur de ses menaces : les États-Unis, qui ne se sont pas privés d’utiliser ces chantages pour imposer leur dictat commercial aux Européens, n’ont pas pu l’imposer aux Chinois qui ont eu, en retour, les moyens d’étouffer l’économie américaine.
Et cela ne fait que commencer :
Les États-Unis et les Européens dépendent presque entièrement de la Chine pour lui fournir du magnésium, du graphite, du lithium, des terres rares raffinées, des batteries, des panneaux solaires, des aimants, d’innombrables composants de machines industrielles, de principes actifs de produits pharmaceutiques, de pièces vitales pour la fabrication de téléphones, d’ordinateurs, d’automobiles électriques. Une décision de la Chine et l’économie occidentale s’arrête.
Les Chinois, qui dépendent encore presque uniquement des États-Unis et de Taiwan pour leur fournir des puces de pointe, des machines pour les fabriquer, du néon (pour les lasers), certains logiciels avancés et du soja (essentiel à la nourriture animale), travaillent à marche forcée à réduire ces dépendances, en particulier par la reconquête économique ou militaire de Taiwan et par le basculement vers les énergies durables.
Les Européens, eux, à la différence des Chinois, qui ont leurs propres messageries, et leurs propres systèmes de paiements et réseaux sociaux, dépendent presque entièrement des Américains pour leur fournir certains semi-conducteurs, certaines terres rares, du gaz naturel liquide, l’accès à internet et aux cartes à crédit, les messageries, d’innombrables équipements et composants à usage militaire. Et ils dépendent des Chinois pour les mêmes produits que les Américains. Sans disposer d’aucune arme inverse : de quelles productions les Européens pourraient-ils menacer les Américains ou les Chinois de les priver, d’une façon crédible ? Aucune. Les Européens paient ainsi aujourd’hui des décennies d’insouciance.
Au total, tandis que les Chinois se préparent à n’avoir à céder à aucun chantage et que les États-Unis sont plus occupés à tirer un profit politique des dépendances des autres plutôt qu’à réduire les leurs, les Européens ne font rien pour se préparer à se défendre contre les chantages des uns ou des autres. Les entreprises et les citoyens européens seront les victimes de cette incurie.
Il est plus que temps de s’en préoccuper, de constituer des réserves crédibles, de diversifier nos alliances et nos sources d’approvisionnement. De repenser ainsi toute la géopolitique. En particulier en donnant toute la place qu’elle mérite à l’Afrique et son énorme potentiel dans ce monde nouveau.
Les entreprises ne doivent donc pas compter que sur les diplomates et les militaires pour leur garantir des sources d’approvisionnement. Elles doivent avoir leur propre réflexion stratégique. La géopolitique n’est plus seulement une affaire d’État ; elle est devenue un enjeu économique vital pour chaque firme.
C’est aussi, si on y réfléchit bien, un enjeu pour chaque famille, où chacun peut être mis en situation de pénurie par l’autre, s’il n’y prend pas garde. D’où l’importance, sans cesse renouvelée, à tous les niveaux, de l’altruisme, non pas naïf, mais intéressé, comme condition de la survie de toute entité humaine.

