La situation de la France et de bien d’autres pays démocratiques est bien plus qu’une crise politique. C’est une crise de sens : le sens commun a disparu.

Quand on observe les événements un peu partout à travers le monde, on a en effet l’impression que ce qui manque le plus, c’est un sens commun. Et c’est cette lacune qui explique le désarroi de nos sociétés et leur dérive antidémocratique.

Cette notion de sens commun fut longtemps définie comme un ensemble d’opinions, de croyances, de perceptions, largement partagées dans une société.

En philosophie, Aristote en faisait « le sens qui nous permet de nommer les choses » ; Descartes l’identifiait au « bon sens » ; Kant en faisait « une norme idéale pour établir des jugements ». Locke affirmait que c’était « une donnée commune à tous les humains ». Diderot, lui en faisait « la vérité unique, la logique universelle ». Voltaire, enfin, y voyait « la perception première des choses, avant que la philosophie ne s’en empare ».

Puis vinrent ceux qui remirent en cause son existence : Marx, et ses successeurs jusqu’à Bourdieu, affirmèrent que le sens commun n’existe pas, ce sont « des évidences immédiates, souvent illusoires » et que le sens du monde dépend de ce que chacun sait, de ce que chacun défend, de sa position sociale.

Ils avaient ainsi l’intuition de ce que les mathématiques les plus avancées démontrèrent un peu plus tard : en 1931, à Vienne, dans son théorème de complétude, le mathématicien autrichien Kurt Gödel a montré que n’importe quel système logique suffisamment puissant pour décrire l’arithmétique des nombres entiers admettait des propositions ne pouvant ni être infirmées ni confirmées par les axiomes de la théorie. Plus généralement, il n’y a pas de théorème absolument vrai, pas de sens commun, seulement des axiomes invérifiables, des théories indémontrables.

Et c’est bien le cœur des problèmes d’aujourd’hui : pour la philosophie, pour la sociologie, pour la politique, pour la science même, il n’y a plus de vérité communément admise comme base de discussion.

Très prosaïquement, personne n’est d’accord sur les faits, qu’il s’agisse du réchauffement climatique, de la réduction de la biodiversité, de la pollution des sols, de l’inflation, du chômage, de la croissance, du déficit, de la dette, du rendement de tel ou tel impôt ; personne n’est prêt à accepter qu’existe une lecture du monde commune, personne n’est prêt à accepter la perception de l’autre : les hypothèses de l’autre sont considérées comme des armes dans un combat social, et non comme des faits. Le sens commun n’est alors plus qu’un rapport de force, dans lequel il n’y a pas de vérité. Seulement des points de vue. Pas de théorème, seulement des axiomes invérifiables, des théories indémontrables. Des arguments.

Ce refus d’accepter l’existence d’un sens commun, de vérité indiscutable, comptable, scientifique, ou sociale conduit les uns et les autres, à refuser de débattre rationnellement des problèmes. Et même, pour beaucoup, de ne pas les voir : si les données sont incertaines, il n’y a pas de raison de s’inquiéter.

C’est bien cela qui explique l’incapacité mondiale, et nationale, de débattre rationnellement des sujets. Et d’aboutir à des solutions de bon sens, durablement applicables et appliquées.

Il n’y a pourtant pas de démocratie sans partage d’un sens commun. Et son absence explique la montée des gouvernements illibéraux ou totalitaires, qui imposent leurs points de vue et en font le sens commun. C’est ce qui se passe dans une très grande partie de la planète, dans les pays totalitaires comme aux Etats-Unis, où le président licencie les statisticiens dont les données lui déplaisent et impose une réalité parallèle en de nombreux domaines.

Et pourtant, les faits indiscutables ne manquent pas : la température de la planète augmente. La quantité de CO2 dans l’atmosphère augmente. La biodiversité diminue. Les richesses se concentrent. Les très riches sont de moins en moins nombreux et vivent de mieux en mieux. Les très pauvres, en valeur relative, sont de plus en plus nombreux et vivent de plus en plus mal. Au milieu, une classe moyenne planétaire, de plus en plus uniformisée, de plus en plus atomisée, perd de son pouvoir de négociation et bascule progressivement du côté des plus pauvres. Et même si les statistiques précises sont incertaines, les tendances sont là, indiscutables.

En France, les faits ne manquent pas non plus : la dette publique, la précarité des plus fragiles, la très grande richesse de quelques-uns est établie. Et tant d’autres réalités.

Et même si les données chiffrées établissant ces faits sont imprécises, même si on ne peut les établir au millième près, elles existent. Il est donc faux de dire qu’il n’y a pas de consensus sur les données. Il y a un sens commun global de ce qu’est le monde.

Pour faire advenir ce sens commun et partager le diagnostic, qui en découle, il faut donc cesser de chercher la précision des détails. Et de se renvoyer des statistiques incertaines. Il faut se contenter des grandes masses. Et les grandes masses sont des évidences. Indiscutables. Indépendantes des positions sociales des uns ou des autres. Elles sont vraies, pour tous.

Si on ne pose pas ce diagnostic clairement, si on refuse de voir les faits comme ils sont, même à 10 ou 20% près, une minorité, riche ou pauvre, laïque ou religieuse, imposera par la force sa vision du réel. C’est déjà le cas aujourd’hui, dans beaucoup de pays ; et ce sera le cas ailleurs.

Dans la France d’aujourd’hui, tout gouvernement à venir, qui ne réussirait pas à faire partager un diagnostic minimal commun à toute la mosaïque politique du moment serait condamné à ne pas trouver de majorité au Parlement. Il faudra alors attendre que, dans une autre assemblée, avec un autre président, un parti retrouve une majorité franche, et impose son sens particulier, dans un pays qui aura perdu tout sens commun. On peut encore l’éviter.

 

Le bon sens (2018). Peinture par Roger Djiguemdé