Parmi toutes les cryptomonnaies qui ont défrayé la chronique, il en est une très particulière, qui pourrait très bientôt révolutionner l’économie mondiale. Rappelons d’abord que les cryptomonnaies sont des monnaies privées, enregistrées sur des fichiers numériques infalsifiables, sécurisés sur une blockchain utilisant des tokens (nommés ainsi, parce qu’ils représentent numériquement un jeton) et émises par des sociétés spécialisées.
Je ne veux pas parler ici des cryptomonnaies spéculatives, qui ont entraîné des faillites retentissantes, et conduit des financiers en prison ; ni de celle émise par le président Trump, qui ne sert qu’à organiser un transfert de monnaie vers sa famille, en échange de services obscurément rendus et de délits d’initiés adroitement masqués en décisions politiques faisant baisser la Bourse, avant d’être annulées juste après en avoir informé quelques initiés ayant souscrit à ce bitcoin présidentiel.
Je veux ici parler d’une cryptomonnaie apparemment totalement inutile, puisque sa valeur n’est pas supposée fluctuer, mais conçue pour conserver une valeur stable, indexée sur une devise fiduciaire, comme le dollar ou l’euro, ou l’or. Ces stablecoins (par exemple, le Tether, le USD Coin, le True USD, le Paxos, et bien d’autres) sont émises par des sociétés spécialisées. Pour chaque stablecoin d’une valeur d’un dollar, l’équivalent d’un dollar est conservé en réserve par la société émettrice et investi en Bons du Trésor américain ou des bons en euro ou en or. Le garant de la valeur du stablecoin n’est donc plus la banque centrale, mais la crédibilité du remboursement des bons du Trésor du pays. On peut acheter ces stablecoins en échange de bitcoins, qu’on peut se procurer dans bien des endroits.
Ces stablecoins, à priori ne servent à rien de particulier puis qu’on ne peut pas spéculer avec et qu’ils ne sont que l’équivalent d’une monnaie fiduciaire. Leur volume n’aurait donc pas dû croître. Et pourtant, ce volume n’a cessé de croître, même quand le marché des cryptomonnaies s’est effondré sous le coup des scandales.
De fait, les premiers stablecoins ont d’abord servi à organiser des échanges entre traders avec une valeur fixe, ou de collatéral lors de leurs échanges pour les protéger temporairement pendant les périodes de fluctuations des marchés. Puis, peu à peu, des gens, un peu partout à travers le monde, dans tous les milieux sociaux, ont compris que le stablecoin était bien plus qu’une sorte de dollar numérique. Ils ont compris qu’on pouvait s’en procurer sans avoir de compte bancaire et donc sans avoir à fournir les informations nécessaires pour en ouvrir un ; et qu’on pouvait aussi en acquérir dans les pays n’ayant que peu ou pas de dollars en réserve, et les transférer ensuite n’importe où, par une transaction virtuelle, pour en faire un usage libre.
Par exemple, on peut dès aujourd’hui, dans beaucoup d’endroits du monde, acheter, avec des espèces d’une monnaie locale, des tokens, dans un distributeur automatique, puis les convertir en stablecoins achetés sur le net auprès d’une des sociétés émettrices évoquées plus haut. Et on peut alors en faire ce qu’on veut.
On a ainsi vu peu à peu, depuis quelques mois, apparaître de tels stablecoins, chez les gens les plus modestes dans des pays à inflation élevée, et là où il est très difficile de se procurer des devises, soit parce que la banque centrale du pays n’en n’a pas assez, soit parce que la monnaie n’est pas convertible, ou pour tout autre raison.
Certaines des sociétés émettrices ont triché et n’ont pas acheté les dollars promis, ruinant ceux qui avaient cru obtenir ainsi des dollars virtuels. Elles ont fait faillite. Les autres semblent avoir compris la leçon, sans qu’une réglementation mondiale ne soit encore en place.
Un usage, encore timide, des stablecoins a donc commencé. Non pour des activités criminelles, puisque ces tokens sont parfaitement enregistrés et peuvent etre suivis à la trace sur les réseaux numériques ; mais pour la protection de la valeur de l’épargne, et pour des transactions simples, plus spécifiquement pour les transferts de revenus de migrants vers leurs pays d’origine.
On peut imaginer que cela aille beaucoup plus loin et que des millions de gens, dans un pays, transfèrent peu à peu leurs échanges entre eux et avec l’étranger vers le dollar, sans que leurs gouvernements n’y puissent grand-chose. On assisterait ainsi à une dollarisation de l’économie par le bas, sans décision centrale. On peut même imaginer que peu à peu une très large part des échanges de l’économie mondiale soit ainsi organisé en stablecoins, c’est-à-dire en dollars virtuels adossés sur les bons du trésor américains. Quelques grands pays pourraient voir disparaître leur monnaie nationale : le Brésil, le Nigéria, l’Indonésie, la Turquie, l’Inde, sont des candidats naturels à une telle transformation.
Les pays les plus avancés dans la numérisation de leur monnaie, les Etats-Unis et la Chine, seront les premiers à les proposer aux autres. Le gouvernement américain se débarrasserait ainsi de la tutelle encombrante de sa banque centrale et les Chinois contourneraient ainsi les exigences du parti unique. On peut imaginer que l’euro entre dans la danse, parce qu’il est au moins aussi solide que le dollar.
On peut imaginer aussi que ces sociétés émettrices ne placent, en toute transparence, qu’une partie de leurs recettes en bons du Trésor et deviennent aussi prêteuses, créant un formidable effet de levier, totalement extérieur au système monétaire mondial actuel. On serait passé de l’actuel système bancaire fantôme, à un système monétaire fantôme.
Je suis convaincu que de tels instruments peuvent devenir des acteurs majeurs de la mondialisation des marchés, malgré toutes les tentatives de fragmentation des marchés ; qu’ils peuvent donner aux plus pauvres des moyens de protéger et de valoriser leurs épargnes, et faire fonctionner l’ensemble des échanges, par des micropaiements entre des micro-entreprises avec des moyens aujourd’hui insoupçonnés.