Puisque, en France comme dans tous les autres pays du monde, un troisième confinement s’annonce, il faut oser se poser une question que peu de gens osent poser encore, même si elle est, inconsciemment, dans beaucoup d’esprits : que se passerait-il si nous étions obligés de reconfiner un mois ou deux, tous les quatre ou six mois, pendant de longues années ?

Personne n’ose vraiment penser à cette hypothèse, parce qu’on a le plus grand mal à admettre que cette pandémie est vraiment durable. Chacun préfère penser que ce cauchemar absurde finira bientôt ; soit naturellement, parce que toute pandémie antérieure a toujours fini par s’éloigner ; soit encore parce que les vaccins réussiront vite à la vaincre ; soit enfin parce que des traitements réussiront bientôt à rendre cette maladie bénigne, et sans conséquence à long terme. Soit enfin parce qu’on aura trouvé la cause ultime qui la rend grave, et qu’on aura réussi à s’y attaquer.

Seulement : voilà, rien n’est moins sûr. Et si on veut affronter vraiment l’avenir, dans toutes ses dimensions, il faut se préparer aussi au cas où cette pandémie est là pour très longtemps, en évaluer toutes les conséquences, et chercher à les écarter.

Dans cette hypothèse, trois stratégies sont possibles :

Une première stratégie, imposée par les plus âgés, serait de continuer de tenter de réduire l’impact de la pandémie sur les systèmes de santé, par des confinements à répétition. Si chaque reconfinement futur ressemble à ceux qu’on a déjà connus, on ne laissera ouverts que les secteurs qu’on nomme aujourd’hui « essentiels ». L’économie de chaque pays chutera à chaque fois de 20%, en moyenne annuelle, puis remontera, mais jamais au même niveau qu’avant. Puis redescendra. Au 8ème reconfinement, chaque pays aura perdu selon les cas, entre 20% et 30% de ses recettes fiscales, de ses emplois, de ses capacités de production. Ce serait l’équivalent du coût d’une guerre. Avec cette stratégie, à un certain moment, qui reste à définir, on ne pourrait plus financer les systèmes de santé et les systèmes sociaux, ni par l’impôt, (qu’on aura augmenté sur les plus riches jusqu’à l’extrême), ni par la dette, devenue intolérable. Il faudrait alors réduire massivement les transferts sociaux pour sauver l’essentiel. La pauvreté s’installerait et la crise s’aggraverait. Tous les pays qui entreront dans cette logique finiront dans un déclin irréversible.

Une deuxième stratégie, qui sera peut-être imposée par  les plus jeunes,  serait de refuser le confinement, d’affronter la maladie,  de maintenir l’économie au travail, sans plus de confinement, sans protection nouvelle ; magasins ouverts, universités ouvertes, usines tournant à plein, pour produire à tout prix, avec tous les moyens possibles, de quoi fournir à chacun des revenus et du travail ; et pour avoir les moyens de financer les moyens de soigner ceux qui, de plus en plus nombreux, tomberont malades ; et accepter que bien plus de gens, en particulier âgés et obèses, en meurent, faute de soins suffisant disponibles. En espérant qu’on finira, au bout de quelques années, par produire les douze milliards de doses de vaccin dont l’humanité aura besoin chaque année ; et qu’ils seront efficaces.

Une troisième stratégie serait de sortir dès maintenant de la distinction absurde entre production essentielle et non essentielle : la vraie distinction est entre la production désirée et celle qui ne l’est pas, provisoirement. Il faudrait confiner ceux qui se consacrent à produire la production provisoirement non désirée ; et donner à ceux qui produisent et distribuent la production désirée les mêmes moyens de protection que le personnel médical.

Pour distinguer la production désirée de celle qui ne l’est pas, rien de mieux que le marché et les services publics : il est absurde d’empêcher les gens de produire et d’acheter les choses dont ils ont envie et qu’ils ont les moyens de payer. Il faut considérer tout lieu fréquenté par le public comme méritant la même sécurité sanitaire qu’une salle d’opération Il faut donc produire et vendre tout ce que les gens veulent acheter. Et laisser tous les étudiants aller à l’université, avec les mêmes précautions pour le personnel universitaire que pour le personnel hospitalier ; laisser une large part de la consommation non désirée se réorienter vers les secteurs désirés. Et aider ceux qui n’ont pas les moyens de se payer les biens désirés. Donc, on ne fermerait que les secteurs correspondants à des biens dont les gens ne veulent pas, pour le moment.  Plus on en aura les moyens, plus on créera les conditions pour qu’ils redeviennent désirés.

Pour s’y préparer, il faut produire et distribuer d’urgence en masse les protections attribuées aujourd’hui au seul personnel médical et les distribuer aux ouvriers, aux ingénieurs, aux commerçants, aux enseignants ; puis, même, aux personnels du tourisme, de la culture, du transport.

Le coût pour la collectivité serait plus élevé que les masques et le gel, mais l’impact énorme sur l’économie et les rentrées fiscales le compensera vite ; et bien des secteurs y trouveront des débouchés.

Pourra-t-on vivre durablement dans ce monde de scaphandriers ? Je ne sais. C’est en tout cas une stratégie à préparer, si on veut penser plus loin que les deux prochains mois. L’humanité s’est habituée à pire et elle aura, un jour, à s’habituer à plus étrange encoreTout en s’attaquant à ce qui semble être la source principale de la morbidité de cette maladie, l’obésité. Et donc en accélérant la lutte pour une meilleure alimentation.

 j@attali.com