Pendant que, en France, la campagne électorale commence à prendre des allures de carnaval, avec ses faux-semblants et ses emplois fictifs, commencent, dans tous les pays imprégnés de christianisme, les fêtes portant ce nom, héritées des fêtes dionysiaques grecques et des lupercales romaines. De Dunkerque à Rio, de Nice à Venise, on se grime, se masque, se déguise et on leurre…

A priori, aucun rapport entre le carnaval et les élections…Et pourtant.

Le carnaval commence après l’Épiphanie et se termine par le Mardi gras, juste avant le mercredi des Cendres marquant le début des 40 jours que dure en principe le Carême, pendant lequel on doit se priver de viande. (De là vient son nom : « carne » (viande) et « levare » (enlever) en latin).

Le Carnaval est non seulement le moment où manger gras reste encore autorisé, mais aussi celui où tout est permis. En particulier, chacun y a le droit de prétendre etre un autre que soi, de se déguiser, de choisir qui il a envie d’être. Plus encore, il est, dans de nombreuses traditions, le moment où les hiérarchies sociales sont, très provisoirement, inversées ; où les riches cèdent le pas aux pauvres ; où les puissants, pour un moment rare, obéissent au peuple ; où chacun peut dénoncer les turpitudes des méchants et les bruler en effigie. Un moment très bref, puisque que, quand se termine le Carnaval, la hiérarchie sociale est rétablie, et ceux qui ont pu croire, pour un temps, avoir pris le pouvoir, retrouvent leur situation aliénée. Jusqu’au prochain Carnaval.

Personne n’a mieux que le peintre flamand Peter Breughel l’ancien, dans son chef d’œuvre de 1559, le Combat de Carnaval et Carême, qui suscita des milliers de pages de commentaires, décrit cette bataille entre les deux faces de l’humanité, qui se doivent le respect l’une à l’autre, pour que le monde fonctionne ; et qui, pourtant, sont sans cesse, l’une et l’autre, tentée par l’écrasement de l’autre. De fait, comme Breughel le laisse si bien entendre, en général, c’est le Carême qui écrase le Carnaval.

Les élections renvoient au même paradigme : pendant un temps extrêmement bref, à intervalles réguliers, le peuple croit prendre le pouvoir, s’invente des droits égaux à ceux des plus riches, et s’imagine des futurs multiples, libres, dans lesquels il pourrait décider de son avenir, où les richesses ne seraient pas accumulées, de générations en générations, par les mêmes. Où les plus faibles, en particulier les nouveaux venus dans la cité, auraient un droit égal au respect, à la prospérité, et au bonheur.

En général, pendant cette période, le peuple écoute, fasciné, des amuseurs dénoncer d’imaginaires ennemis et promettre d’impossibles merveilles. Une fois ce moment passé, les puissants reprennent le pouvoir et instaurent, pour tous les autres, le Carême, sous le nom de principe de réalité, de régime sécuritaire, ou  de politique d’austérité.

Rares sont les occasions, dans les carnavals, où le renversement provisoire des puissants débouche sur plus qu’une brève parenthèse. Rares sont les circonstances, dans les élections, où tombent enfin les masques des puissants et des démagogues.

En général, une fois la fête passée, le peuple retourne à ses affaires et laisse les puissants gérer le monde, se contentant de préparer, dans les arrières cours de son aliénation, les mannequins, costumes et masques de sa prochaine illusion.