En France, quand on parle de sécurité, on parle de police. En Amérique Latine, lieu d’extrême insécurité, on commence à penser à améliorer la sécurité, en plus, par l’action des citoyens. La violence y est omniprésente, partie prenante de la culture populaire. En Amérique centrale, ce sont les bandes de «maras», regroupant environ 100 000 jeunes, qui terrorisent les populations. En Amérique du sud, la petite délinquance prend place à côté de la criminalité organisée des gangs de narcotrafiquants.

A coté des politiques répressives, d’une inefficacité criante, certaines municipalités, certains gouvernements, prennent le pari d’une autre réponse: la  «sécurité citoyenne», utilisant l’amélioration urbaine des zones de forte criminalité et le développement d’une culture citoyenne, pour une appropriation collective du désir de sécurité.

Les premières et les plus notables expérimentations de cette «sécurité citoyenne» sont nées en Colombie, sous l’impulsion du maire de Bogota, Antanas Mockus. Au milieu des années 1990, Bogota était considérée comme la ville la plus dangereuse d’Amérique latine, l’une des plus criminelles au monde. Quand Antana Mockus, philosophe et mathématicien farfelu, accéda à  la mairie, il transforma la ville, durant  ses deux mandats, de 1995 à 1997 et de 2001 à 2003, en un laboratoire d’expérimentations sociales, faisant campagne pour le respect de la vie comme un droit et un devoir fondamental.

Pour pouvoir utiliser une « culture citoyenne » contre la criminalité, il employa 450 mimes, gants blancs et visages peints, pour ridiculiser les automobilistes contrevenant au code de la route, suivre les pickpockets et autres auteurs de petits larcins, se moquer des individus qui se battent, prenant le parti d’humilier plutôt que de réprimander. En Décembre 1996 et de 2003 à 2005, il établit des «journées  volontaires de désarmement», où les possesseurs d’armes pouvaient les restituer contre la promesse de ne pas être poursuivis.

Il créa, en collaboration avec les services de police, 7 000 «écoles de sécurité civique» destinées à promouvoir l’organisation communautaire. Il fit distribuer aux passants 350 000 cartons rouges  pour  se manifester face aux comportements des automobilistes, et demanda à la population d’indiquer à la mairie les chauffeurs de taxi honnêtes et conviviaux afin d’organiser avec eux une table ronde pour améliorer la réputation de la profession.

Il licencia 2000 policiers notoirement corrompus, et imposa aux autres de suivre des cours de civisme et de droits de l’homme. Il entreprit de  grands travaux pour réhabiliter les quartiers pauvres et les intégrés au maillage urbain. Il obligea les bars à fermer à une heure du matin afin de diminuer les violences liées à l’alcool. Enfin,pour permettre aux femmes de sortir sans se faire agresser, Mockus  instaura des «nuits de la femme», où toutes les discothèques et les bars d’une partie de la capitale leurs étaient réservés et où les agents de police sont toutes des femmes. Lors de ses trois premières réalisations, l’événement a réuni 700 000 participantes.

Cette politique de «sécurité citoyenne» eut des résultats spectaculaires en matière de lutte contre la criminalité. Durant les années Mockus (candidat de gauche battu par Uribe aux dernières élections présidentielles) le taux d’homicide dans la capitale a été réduit de 70% ; les  accidents de la route et les violences contre la personne divisés par deux.

Cette politique, perpétuée après le départ de Mockus, fit des émules dans d’autres villes colombiennes, comme à Medellin, où le maire, Sergio Fajardo, s’efforce depuis 2007 de mettre sur pied des programmes  d’éducation civique et  de renforcement des activités communautaires.

A côté de la création de dix nouveaux collèges, 28 centres de loisir et de cinq «parcs bibliothèques», la municipalité a fait construire 68 centres éducatifs dans les quartiers sensibles. Un téléphérique, construit en 2008, désenclave les quartiers pauvres de l’ouest et du nord-est de la ville en les reliant au réseau du métro urbain. Ces zones, jusque là sinistrées, sont redevenues des lieux d’activité : commerçants, banques et policiers y sont réapparus en même temps que la violence s’y est atténuée. Les beaux quartiers et les quartiers sensibles ne sont plus séparés.  En deux ans, Medellin a déjà vu son taux de criminalité se réduire de 25%.

Au Brésil, au chaos qui règne dans les favelas, Lula a longtemps fait le choix de la méthode coercitive.  En vain.  En 2007, a été lancé un premier plan de 3 milliards de dollars de programmes sociaux et urbanistiques dans les favelas des onze métropoles les plus touchées par la violence. Il s’articule autour de deux grands axes: amélioration des conditions de vies dans les quartiers déshérités et développement de la citoyenneté.

Dans les favelas où cela était possible, comme celle de Santa Marta à Rio, la police a établi une présence permanente et les  agents en service sont invités à dialoguer et à mieux interagir avec la communauté. Une  nouvelle police forte de plusieurs milliers d’hommes, dite «communautaire», spécialement formée pour enseigner les valeurs citoyennes aux «favelados». Dans la même veine, le plan «Territoires de paix» mobilise 2 500 femmes, issues des favelas, chargées, contre une petite allocation de 80 dollars par mois, de prévenir les conflits locaux et de dissuader les jeunes de tomber dans la délinquance.

Faute de pouvoir éradiquer les favelas, comme il fut un temps question, le gouvernement de Lula a choisi de les réhabiliter, de donner aux favelados l’envie de les protéger. Depuis 2005, les habitants des 700 favelas de Rio se sont vus attribués les titres de propriété des masures qu’ils ont construit, souvent à flan de montagne, en toute illégalité. Un moyen de les impliquer dans le devenir de leur quartier. Pour associer les favelas au reste de la ville, un cadastre a été créé, des noms ont été attribués aux chemins.

Le programme «Favela Quartier» a obtenu les moyens nécessaires pour asphalter les ruelles, creuser des égouts d’assainissement, construire des escaliers d’accès. D’autres plans ont permis de repeindre dans des couleurs vives un grand nombre de maisons, de construire des terrains de football, d’ériger des écoles, parfois dans des usines désaffectées ou dans des bus à l’abandon. Un téléphérique sur le modèle de celui de Medellin est en voie de construction pour relier les favelas du nord de Rio au centre ville. Dans le bidonville de Santa Marta, les autorités locales ont investi 170 000 euros dans la construction de seize antennes relais wifi et les 1 690 foyers du quartier bénéficient gratuitement de la connexion internet sans fil à haut débit. La municipalité a, de surcroît, organisé des formations pour apprendre aux favelados à surfer sur internet, rédiger un mail ou un cv.

Des exemples sur lesquels devraient méditer les gouvernements qui pensent encore qu’on ne peut répondre à la violence que par la violence. Faire de la police autrement, tout en étant impitoyable à l’égard des criminels, telle est la leçon que nous donnent certains pionniers en Amérique Latine.
L’appropriation citoyenne des domaines d’intérêt général, comme la sécurité, devrait être un axe très important du processus éducatif. Mais qui s’en soucie ?