Selon les croyances les plus anciennes, réveiller un somnambule risque de le tuer ; au moins de le rendre fou. En réalité, la science nous apprend que c’est l’inverse : le somnambulisme est la conséquence de l’interruption de la paralysie musculaire qui, normalement, accompagne le sommeil et permet d’éviter de vivre physiquement ses rêves, de marcher, de courir, de frapper ou de faire tout autre geste accompli dans l’univers onirique.

Le somnambule ne voit pas le réel ; il vit mentalement dans l’univers virtuel du rêve, tout en vivant physiquement dans le monde réel. Le réveiller n’est donc pas plus dangereux que de réveiller tout autre dormeur.

Cela peut même se révéler salvateur pour le dormeur, et il faut toujours l’éveiller le plus vite possible, pour éviter qu’il n’en vienne à marcher au-dessus du vide, se saisir d’un couteau ou sauter par la fenêtre parce qu’il rêve qu’il est un oiseau.

Il en va de même pour les peuples, qui ne vivent pas toujours totalement dans le réel. En ce sens, ils sont somnambules. Certains, complètement, quand ils s’embarquent dans des délires idéologiques et façonnent un monde imaginaire – c’est le cas des peuples électrisés par des dirigeants charismatiques. D’autres, seulement par la faute de leurs élites, qui leur décrivent un monde conforme à leurs désirs et en déduisent des ­actions aussi suicidaires que de sauter dans un gouffre.

L’Histoire le démontre : plus les peuples s’engagent dans l’univers onirique, plus ils y prennent leurs aises, plus ils tardent à se réveiller, plus ils font confiance à des dirigeants reclus dans leurs rêves, plus les dégâts sont élevés et les réveils ­douloureux. La France d’aujourd’hui traverse un tel moment. Non qu’elle soit entièrement enfermée dans un monde imaginaire : beaucoup de ­citoyens sont lucides, ils savent la gravité du temps, par ce qu’ils vivent – la misère, le chômage, le travail aliénant, les fins de mois difficiles et, surtout, l’absence d’espoir d’en sortir jamais.

Ils savent aussi que le monde réel contient beaucoup de promesses bien plus magnifiques que les rêves les plus fous. Ils savent enfin qu’il leur faudrait se prendre en main, refuser les discours ­lénifiants et les promesses vides, et affronter tous les enjeux réels, sans les reporter sur les générations suivantes.

Mais nombre d’autres Français, et d’abord leur classe dirigeante, parlent et agissent comme dans un songe. Ils croient, et font croire, que la réalité est soumise à leurs désirs. Une entreprise est en difficulté ? Qu’à cela ne tienne, que l’Etat lui passe une commande ! On manque de policiers ? Pas de souci, qu’on en embauche !

Le risque terroriste augmente ? Aucun problème, qu’on enferme sans jugement tous les suspects et qu’on boucle les frontières devant tous les étrangers. Des changements climatiques sont à craindre ? Pas d’inquiétude, que l’on continue de vivre comme avant ! Jusqu’à ce que le réel se venge. Et il se vengera. Sous la forme d’une crise ­financière, d’un désastre climatique, d’une guerre ou d’une autre catastrophe.

Il est donc urgent de secouer les somnambules. Pour cela, il faut prendre conscience que la vie éveillée peut être bien plus belle que celle du monde imaginaire.

Et que, même si le réel présente des contraintes, il contient aussi de magnifiques promesses, de passionnantes aventures, bien plus exaltantes que celles que les rêves n’offriront jamais.