Etrange moment, à travers le monde… des gens meurent plus que jamais de maladies étranges ; d’autres, que rien ne préparait à ces tourments, voient venir le chômage, la pauvreté, la faim, même ; des secteurs industriels entiers sont en passe de s’effondrer.

En apparence, beaucoup est fait pour lutter contre ces désastres : le monde a déjà engagé dans cette bataille, douze-mille milliards de dollars. Il faut l’écrire en toutes lettres pour en mesurer la portée.

Et pourtant cet argent, aussi immense soit-il en apparence, ne mesure que l’ampleur de la procrastination de dirigeants paralysés par l’ampleur de la crise :

Aux Etats Unis, toute action réelle est suspendue aux résultats des prochaines élections présidentielles. En Europe, on attend pour agir un accord sur un fond européen qu’on annonce mirifique ; et le dernier conseil européen a réussi le tour de force de ne parler de rien d’autre, sans décider. En France, tout est suspendu à des élections municipales, à un remaniement, et à mille autres prétextes ; ni le gouvernement, ni le parlement, ne semblent réfléchir à autre chose qu’à colmater les brèches ; le soi-disant « grand débat » a abouti à des propositions qui auraient pu être faites si cette crise n’avait pas eu lieu ; et on n’entend que des discours creux de mobilisation plus ou moins factice.

La pandémie a montré qu’une semaine perdue c’était des dizaines de milliers de morts. De même, chaque jour perdu rendra plus difficile la réponse à la crise économique. Chaque jour, les dettes explosent, les licenciements et les faillites se multiplient ; nul ne sait comment répondre à des questions urgentes : comment faire fonctionner des économies sous la menace d’un reconfinement ? Comment transmettre un savoir à tous les étudiants qui ne pourront aller dans des universités à la rentrée ? Comment donner du travail aux dizaines de millions de jeunes qui arrivent maintenant sur le marché du travail ? Faut-il sauver des entreprises dont les productions sont définitivement invendables ?

On ne peut pas espérer que les Banques Centrales, ces constructions abstraites, fabriquant un argent abstrait, réussissent durablement à masquer l’absence de réponses à ces questions. Un jour, qui n’est pas très lointain, on verra qu’elles ne sont que des fictions. Et tout s’effondrera.

Je ne sais, nul ne sait, si cela aura lieu dans deux, cinq, ou dix ans. Ou avant. La seule chose certaine est que cela aura lieu. A moins qu’on agisse vite. Ce qui est à décider est assez simple :
1. Se préparer au retour de cette pandémie, et aux prochaines, en produisant assez de masques FFP2, de tests et de moyens de tracer. Pour la planète entière. Et qu’on ne dise pas qu’on en dispose. C’est faux. Seules quelques très rares démocraties d’Asie sont préparées au pire.

2. Choisir les secteurs vers lesquels investir le maximum de moyens pour les faire produire ce dont on a besoin pour répondre à cet effondrement. En ayant le courage de les nommer explicitement : la santé, l’hygiène, l’éducation, la recherche, l’alimentation, l’agriculture, le digital, la logistique, la distribution, le logement, les énergies propres, le recyclage, l’aménagement du territoire, la démocratie, la culture, la sécurité, la distraction, les médias, l’assurance et le crédit.

3. Annoncer explicitement que certains autres secteurs, comme le tourisme, l’automobile, ou le textile, peuvent encore avoir un grand avenir, en s’adaptant aux besoins nouveaux.

4. Reconnaître que de nombreux autres secteurs sont des morts-vivants. Des zombies. Et parmi eux : les croisières, la mode, le pétrole, la chimie, le plastique, l’aviation. Et bien d’autres.

5. Commencer à former les jeunes arrivant sur les marchés du travail, et les employés des secteurs zombies, en les rémunérant, à imaginer, fabriquer, et vendre les biens et services des secteurs d’avenir.

Certains gouvernants, certains maires, certains dirigeants d’entreprises ont commencé à le comprendre. Ils sont trop rares. En France en particulier, on est loin, d’une prise de conscience de la profondeur de la crise à venir, et de l’urgence de l’action à entreprendre.

Si on continue ainsi, on paiera très cher (dans notre vie privée, dans la vie de nos familles, de nos entreprises, de nos villes, de nos nations), la lâcheté, l’hypocrisie, l’autosatisfaction, la procrastination.

Chaque jour compte : l’été 2020 sera celui du désastre ou du réveil.
j@attali.com