Il est urgent de s’attaquer aux dettes publiques, prévient Jacques Attali dans son dernier ouvrage. Car les crises qu’elles ont provoquées par le passé, se sont toujours mal terminées.

Le plan de sauvetage de l’Europe a-t-il été trop tardif?

>Oui, sans aucun doute. Il aurait fallu aider la Grèce six mois plus tôt. Et mettre en place ce plan, pour toute l’Europe, voilà au moins deux mois. L’histoire de la dette publique nous apprend qu’il n’y a pas de monnaie possible sans budget commun. Et pas de budget commun sans bons du Trésor européens.

Est-il suffisant ?

> Non, parce qu’il ne représente, en termes de montant, que le quart de la dette des pays du sud de l’Europe. Non, parce que son financement par les di-vers pays n’est que facultatif. Non, parce que ce ne sont pas de vrais bons du Trésor européens.  Non, enfin, car il ne s’ agit que de s’endetter davantage, et en particulier via la Banque centrale européenne, qui devient peu à peu le seul prêteur des gouvernements de l’Eurogroupe. Cela n’a de sens que si ce sont des mesures provisoires et si elles s’accompagnent d’autres, explicites, permettant de faire disparaître la « mauvaise dette », celle qui fait financer le présent par les générations suivantes, et d’autres encore, permettant de limiter la « bonne dette », celle qui prépare l’avenir, à un « juste niveau », C’est-à-dire un niveau finançable. Or on ne sait pas mesurer la réalité du budget ni séparer l’investissement du fonctionnement. Enfin, aucune mesure permettant à l’Union de réduire les déficits des pays membres n’est annoncée.

Quels dysfonctionnements cette crise a-t-elle mis en lumière ?
> Fondamentalement, elle révèle que nous sommes dans un marché mondial, sans état de droit global, ce qui assure la victoire aux plus forts. Or tous les grands espaces économiques du monde, sauf l’Europe et le Japon, se sont dotés d’instruments de gouvernance efficaces pour participer à la croissance mondiale. Les Etats- Unis, eux aussi très endettés, tentent, pour le moment avec succès, de conserver leur rang par le rôle de référence du dollar, leur formidable flexibilité, leur créativité et leur ca-pacité d’attirer les élites du monde entier. L’Europe pourrait donc être la grande victime de cette crise.

La dette souveraine, soulignez-vous, atteint des niveaux inimaginables. » Quel est l’état des lieux ?

Il faut toujours replacer la situation dans un contexte historique: la dette publique des pays de l’OCDE est plus élevée que jamais, hors périodes de guerre mondiale. On la mesure à tort en pourcentage du PIB (elle dépasse en général désormais 80 % du PIB et va jusqu’à 200 % au Japon), mais cela ne veut rien dire : il faut en fait la comparer aux recettes publiques. Et, aujourd’hui, on constate que la dette est souvent de quatre à cinq fois plus élevée que les recettes publiques. Et que le service de la dette dépasse le tiers ou même la moitié des recettes fiscales. Aux Etats-Unis, la dette souveraine cor-respond à 675 % des recettes fiscales et les emprunts annuels représentent 250 % des recettes fiscales! C’est gi-gantesque et n’est supportable que parce que les taux d’intérêt sont presque nuls, ce qui pourrait ne pas durer. En réalité, l’Occident est menacé de voir ses dettes doubler dans les dix prochaines années.

Historiquement, ces crises d’endettement des Etats se sont toujours mal terminées …

> Comme le démontre la passionnante histoire de la dette publique depuis l’antiquité, que j’essaie de raconter dans ce livre, il n’y a que huit solutions à la dette: la baisse des dépenses, la hausse des recettes, la baisse des taux d’intérêt, l’inflation, le moratoire, une aide extérieure, la guerre et, la seule qui vaille, la croissance. Nous connaî-trons tout cela. Nous sommes en effet passés d’une dette privée à une dette publique et sommes en train de passer à la planche à billets, c’est-à-dire à l’inflation. Nous subirons des plans d’austérité ou l’inflation, ou les deux. Dans les deux cas, les salariés seront les victimes.

Quel scénario privilégiez-vous pour l’économie mondiale ?

> Cela dépend de l’action qui sera menée. Si le G 20 et l’Union européenne se décident à servir enfin à quelque chose et à ne pas se contenter de mots, nous verrons se mettre en place une régulation financière, des plans d’économies et une stabilisation globale, avec une forte croissance. Sinon, nous connaîtrons un moratoire général des dettes des pays anciennement riches, suivi d’une forte inflation. Le prix éco-nomique, social et politique sera énorme. Je préfère ne pas y penser.

Et pour la France?

> En France,  la dette atteint 83 % du PIB, et 535 % des revenus fiscaux. Les emprunts annuels représentent 137 % des revenus fiscaux. Notre dette n’est tolérable que parce que les taux d’in-térêt ont baissé, mais le service de la dette mange déjà plus que la crois-sance. Notre dette va atteindre bientôt les 90 % du PIB.

En France toujours, quelles décisions s’imposent rapidement ?

> Il faut agir tout de suite sur tous les fronts: libérer la croissance et éliminer la mauvaise dette. Il ne faut pas de plan de rigueur. C’est dépassé. Il faut un plan catastrophe. Avec une réduc-tion de 50 milliards d’euros, en deux ans, de l’écart entre recettes et dépenses publiques, par une hausse des recettes et une baisse des dépenses, en touchant à plusieurs tabous: la TVA doit augmenter, les transferts sociaux doivent baisser.

Vous présidez la commission sur la croissance. Le pouvoir ne risque-t-il pas de trop freiner la consommation et d’hypothéquer la reprise?

> Seule la croissance permettra de régler le problème de la dette. La consommation ne doit pas être le mo-teur principal: il ne faut donc surtout pas toucher aux dépenses d’investis-sement. Et les salaires des professeurs ou des médecins font partie des dé-penses d’investissement autant que la recherche, les TGV, les ports ou les centrales électriques.

« Cette crise, écrivez-vous, peut se lire comme une étape majeure dans l’ac-célération de la perte de confiance du reste du monde dans l’Occident. » Le rapport de force a-t-il définitivement basculé en faveur de l’Asie?

> L’Histoire nous apprend que les crises de la dette souveraine conduisent en général à ratifier le déclin d’une nation, lorsqu’elle a tenté de ne maintenir son niveau de vie que par la dette. Oui, l’Asie prend le pouvoir, avec les Etats-Unis. Mais rien n’est joué. L’Europe a encore les moyens de tenir un rôle majeur. Si elle s’unit. Si elle prend conscience des menaces qui pèsent sur elle. Si elle tire de cette crise la leçon suivante: les Etats doivent agir avant les marchés et non après eux.

PROPOS RECUEILLIS PAR BRUNO ABESCAT