POUR avoir préparé onze sommets des pays industrialisés, dont deux en France, je mesure la complexité de celui que la France aura à organiser les 2 et 3 juin à Evian (Haute-Savoie). Il se tiendra dans une conjoncture très particulière : la guerre en Irak, si elle a lieu, sera sans doute terminée et on en sera à répartir entre les vainqueurs, s’il y en a, les coûts de la reconstruction et les rentes pétrolières. Et, comme les secondes sont très inférieures aux premiers, la lutte sera très âpre. Il faudra encore affronter les conséquences de la crise économique et financière, qui sera à son point le plus haut. A cela s’ajouteront les enjeux considérables du terrorisme, du conflit au Moyen-Orient et de la dislocation des Etats africains, après celle qui commence en Côte d’Ivoire.

En débattant de tous ces sujets en deux jours, les plus puissants pays du monde risquent de perdre une occasion de traiter sérieusement de la cause principale de tous ces désordres, de la matrice de toutes les violences : la pauvreté, matérielle et morale, dont sont victimes plus de la moitié des habitants de cette planète.

De fait, si certains pays du Sud décollent, par l’accès aux marchés et aux capitaux privés, ce n’est pas le cas des plus pauvres, même dans ces pays, qui ne reçoivent qu’une part dérisoire des fruits de cette croissance. Si, depuis dix ans, l’extrême pauvreté a été réduite de moitié en Asie de l’Est, le nombre de pauvres ne cesse de croître dans la plupart des pays du Sud : en Argentine, 54 % de la population sont passés sous le seuil de pauvreté. L’Indonésie comme le Pakistan sont dans une situation tout aussi alarmante.

En Afrique subsaharienne, la classe moyenne a pratiquement disparu et le niveau de vie a baissé d’un tiers ; le nombre de personnes y vivant dans l’extrême pauvreté est passé de 240 millions dans les années 1990 à 300 millions. Vingt pays d’Afrique subsaharienne qui rassemblent plus de la moitié des habitants de cette région sont aujourd’hui plus pauvres qu’en 1990.

Au total, aujourd’hui, près de 2 milliards de personnes, soit le tiers de la population mondiale, vivent avec moins de 2 euros par jour. Soit au moins 100 millions de plus que l’année dernière. Et 90 % des 40 millions des personnes infectées par le sida dans les pays pauvres n’ont pas les moyens de se soigner.

Les mesures traditionnelles, répétées de sommet en sommet, n’ont pas réussi à réduire ces déséquilibres : l’ouverture des marchés, recommandée dans chaque communiqué depuis quinze ans, a provoqué la destruction des réseaux de l’économie traditionnelle sans les remplacer par des revenus stables d’exportations.

Les institutions financières internationales, malgré toutes les bonnes volontés qui s’y expriment, n’ont pas réussi à mettre en place des programmes efficaces de réduction de la pauvreté.

Enfin, l’aide publique au développement, si vitale pour les pays les plus démunis, diminue régulièrement depuis 1992 : elle n’est plus aujourd’hui que de 53 milliards d’euros, soit 0,22 de cette aide sont affectés aux besoins de base des populations.

Seule semble réussir, là où elle est employée, une méthode beaucoup plus modeste, qui ne cherche pas à réduire les dettes des gouvernements, ni à construire des grands barrages, ni à ouvrir les marchés aux importations venues du Nord, mais à aider les plus pauvres à se prendre en main et à ne plus dépendre de la charité. En leur fournissant les ressources nécessaires pour se lancer dans des activités créatrices de richesses. Tel est le rôle de la microfinance : octroyer des prêts de faible montant à court terme (de l’ordre de 100 à 200 euros par an) à ceux des plus pauvres qui ont des projets économiques viables, dans l’agriculture, le commerce ou l’artisanat, mais qui n’ont pas les moyens de les financer, parce qu’exclus du système bancaire.

Les institutions qui accordent ces prêts sont des banques d’un genre particulier, animées par des volontaires, hors des exigences du marché, peu orientées vers le profit. On estime qu’aujourd’hui existent dans le monde quelque 9 000 institutions de ce genre servant 34 millions de familles. Avec une extraordinaire efficacité : les taux de remboursement des prêts sont en général meilleurs que ceux des banques classiques et parfois supérieurs à 98 %.

Selon une étude de la Banque mondiale portant sur la Grameen Bank, la première de ces institutions, créée au Bangladesh il y a trente ans, 5 % des emprunteurs à une institution de microfinance sortent de la pauvreté chaque année et accèdent aux soins et à l’éducation. Au moins autant échappent ainsi à l’emprise des divers fondamentalismes et aux tentations de l’économie criminelle. Là où existe la microfinance, les mafias de la drogue comme les groupements terroristes ont moins de prise.

Naturellement, la microfinance n’est pas la pierre philosophale. Elle ne peut réussir sans un contexte à peu près démocratique et une réelle liberté d’entreprendre. Elle est aussi un formidable moyen d’accélérer l’un et l’autre.

Dans les vingt dernières années, la Banque mondiale, la Commission européenne et les coopérations bilatérales ont joué un rôle fondamental dans l’émergence de ces pratiques. Mais, aujourd’hui, les pays riches y consacrent une part infime de leurs ressources d’aide au développement : moins de 400 millions de dollars par an (365 millions d’euros) dans le monde, soit moins de 0,7 % de l’aide au développement, dont la moitié en Afrique.

A cela s’ajoutent les dons des fondations privées, qui commencent à s’y intéresser, et les activités, encore trop rares, des banques commerciales, qui commencent à comprendre que la microfinance est à la fois une façon éthique d’exercer leur métier et une façon de préparer leur clientèle de l’avenir. Aussi, à côté des 30 millions de bénéficiaires actuels de ces ressources, 500 millions d’adultes attendent qu’on leur fasse confiance en leur prêtant de quoi se mettre au travail.

Les pays du Sud commencent à en faire une revendication majeure. Les pays africains membres du Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad) ont déjà proposé au G8 de considérer la microfinance comme une priorité. Le président brésilien Lula, après d’autres, a récemment réclamé que « le G8 établisse un nouveau Fonds international pour combattre la pauvreté et la faim dans le tiers-monde ».

Le dernier sommet du G8 de Kananaskis (Canada), en juin 2002, a vaguement évoqué le sujet en mentionnant le soutien qu’il apporterait « aux initiatives encourageant le développement efficace de structures de financement – dont les activités de microfinance – afin de subvenir aux besoins des populations pauvres ». Rien de plus que quelques belles paroles, sans conséquences financières particulières.

A Evian, le G8 pourrait, s’il réussit à penser à s’extraire des disputes du moment, lancer, à peu de frais, un réel programme de lutte contre la pauvreté. Par exemple, il pourrait décider de créer quelques fonds régionaux pour la microfinance, dotés de ressources puisées pour l’essentiel sur les marchés, pour aider ces institutions à se professionnaliser et à prêter plus. Pour chaque milliard d’euros, de tels fonds pourraient financer chaque année plus de 2 000 institutions de microfinance, qui pourraient elles-mêmes financer 5 millions de prêts de 200 euros, sortant de la pauvreté chaque année plus de 20 millions de personnes.

Avec 5 fonds de 2 milliards de dollars chacun, répartis dans les régions où la pauvreté est la plus exigeante, ce sont 200 millions de personnes avec leurs familles qui pourraient, à terme, retrouver chaque année les chemins de la dignité.

Tout cela n’est pas une utopie. Cela n’exige pas des ressources budgétaires nouvelles. Seulement une meilleure coordination des ressources existantes, un usage exigeant des ressources ainsi dégagées et la mobilisation du secteur bancaire privé.

A un moment où l’Occident a, plus que jamais, besoin de montrer au reste du monde qu’il n’est pas seulement un gendarme frileux, personne ne pourra plus dire que le problème de la pauvreté est insoluble.