MALGRÉ tous les discours, la France est très loin d’avoir pris la mesure du formidable bouleversement social, économique et culturel qu’entraînera Internet, la plus grande révolution technologique depuis l’invention de l’imprimerie. Engourdie dans des siècles de centralisme et de conservatisme, crispée sur la défense d’intérêts souvent archaïques, plus que jamais satisfaite des apparences, elle se laisse mourir. Mourir guérie.

Chacun se rassure en pensant que le chômage disparaîtra un jour parce qu’il n’y aura plus de jeunes pour réclamer du travail, que notre commerce extérieur regorgera d’excédents parce que nos industriels n’importeront pas de machines, que le déficit budgétaire restera sous contrôle parce qu’on aura retardé de très nombreux investissements publics porteurs d’avenir, que l’inflation sera vaincue parce que les prix des matières premières baisseront, que les entreprises crouleront sous les profits parce qu’elles réduiront l’emploi.

Au rythme actuel, nous ne serons au mieux que les clients et les sous-traitants des technologies et des produits culturels venus d’ailleurs.

Exagération ? Nullement, et les indices sont innombrables de ce retard accumulé.

Certes, le nombre d’internautes français a décollé depuis quelques mois. Du 15 octobre 1998 au 15 janvier, le nombre d’abonnements a augmenté de 1,3 million, correspondant à 11,2 millions d’heures de connexions nouvelles sur le réseau, soit une croissance de 33 % des abonnements et de 40 % des heures de connexions. Les internautes français sont aujourd’hui plus de 4 millions, et un tiers d’entre eux se connectent au moins une fois par jour.

Mais la croissance du Net dans les autres pays reste plus rapide et plus créatrice de richesses qu’elle ne l’est en France, qui reste, selon tous les critères, au septième rang mondial. La moitié des Suédois en âge d’utiliser l’Internet l’ont déjà fait au moins une fois, contre 40 % des Américains, un tiers des Anglais, des Allemands, des Japonais, et moins d’un quart des Français ; 100 millions d’Américains l’utiliseront régulièrement l’an prochain. Plus grave encore, les internautes français sont plus des consommateurs que des producteurs de services. 60 % des 43,2 millions de serveurs Internet existant dans le monde – il n’y en avait que 29,6 millions il y a un an – sont américains. 11,5 millions sont anglais. Seulement 488 043 sont français ! La moitié du commerce électronique mondial – qui représente déjà 15 milliards de dollars, soit trois fois plus que l’an dernier – est réalisée sur les dix premiers sites, tous américains.

Et cela ne fait que commencer. Alors que les banques françaises se disputent le privilège de se regrouper, d’autres, ailleurs, ont compris que le métier même de banquier est en train d’être radicalement transformé par la possibilité de faire de la banque à distance, et qu’au lieu de tenter de cumuler sous la même enseigne trois agences par coin de rue il vaudrait mieux reconvertir d’urgence le personnel de chaque maison vers la finance virtuelle. Demain, le commerce électronique ne sera plus une vitrine mais un ensemble de portails intégrant des boutiques avec des journaux, des conseils, des services et la logistique annexe. Et les quatre premiers portails du monde, qui font les sept dixièmes du chiffre d’affaires mondial, sont tous américains.

Aux Etats-Unis, l’économie tout entière en est déjà profondément bouleversée ; les hautes technologies de l’information représentent déjà 8 % du PIB contre moins de 1 % en France. Elles vont y créer 1,3 million d’emplois directs en dix ans et dix fois plus en emplois indirects ; des emplois rémunérés deux tiers de plus que dans les autres métiers, avec une moyenne de 46 000 dollars par an. Elles vont réduire les prix, augmenter la compétitivité globale et, en diminuant la nécessité d’entretenir des stocks, réduire la fatalité des cycles de l’économie. En France, ces bouleversements ne feront que supprimer des emplois, faute de développement des firmes créatrices de services sur le Net.

La prééminence de l’Amérique n’est cependant pas irréversible. D’autres pays l’ont compris, qui ont mis en place des plans d’urgence. La Finlande, la Wallonie, la ville d’Amsterdam fournissent des exemples de ce que peuvent faire des collectivités publiques quand elles décident d’agir de façon massive et cohérente. L’Argentine a lancé un programme massif de promotion sociale des jeunes des quartiers en difficulté par Internet dont la France pourrait s’inspirer.

Déjà, la proportion d’internautes dont la première langue est l’anglais a diminué en quatre ans de 90 % à 50 %. Et, dans l’autre moitié, les internautes parlant allemand, espagnol ou japonais représentent chacun le double de ceux parlant français, malgré l’apport considérable du Québec.

Si la France n’est pas aujourd’hui au niveau où elle devrait être, ce n’est pas parce qu’elle manque de moyens intellectuels, industriels, technologiques ou financiers. Elle contrôle mieux que d’autres les industries de la communication et de la télévision, dont l’intégration est la clé de l’avenir. Mais l’Etat n’y a pas encore entrepris les réformes de son appareil et n’a pas donné aux acteurs de la société le désir et les moyens de réussir dans ces domaines. Pour y parvenir, il lui faudrait, au-delà de ce qui a déjà été très heureusement engagé depuis un an, concrétiser à marche forcée, les réformes urgentes suivantes :

– pour réduire massivement le coût des télécommunications, accélérer la mise en concurrence entre les entreprises françaises de poste et de télécommunications et leurs rivales européennes et permettre aux consommateurs d’utiliser des réseaux à très haut débit comme le câble et l’ADSL (réseau numérique) ;

– permettre à chaque citoyen d’obtenir un ordinateur à très bas coût ou même gratuit, renouvelé tous les trois ans, avec un abonnement minimal gratuit aux services de base d’Internet et une adresse de courrier électronique. C’est ce qui fut fait pour le Minitel et ce qui sera fait bientôt en Wallonie ;

– permettre aux citoyens de recevoir sur Internet un accès à une formation permanente gratuite, fournie par les universités et consacrée par des diplômes authentifiés sur le réseau ;

– pousser les administrations à communiquer entre elles par Intranet, de façon transparente pour les citoyens, en donnant à chaque fonctionnaire une adresse électronique connue de tous.

– permettre aux citoyens de régler toutes leurs relations avec la Sécurité sociale et les impôts par l’Internet ;

– pousser les collectivités locales à approfondir la démocratie sur Internet, en mettant à la disposition des habitants tous les services municipaux sur le Net ;

– former les jeunes des banlieues aux métiers de l’informatique en ouvrant, dans chaque quartier, des boutiques d’Internet non pas seulement pour apprendre à se servir du multimédia mais pour y trouver les moyens de créer leur propre emploi ;

– pousser toutes les grandes entreprises à remplacer des services qu’elles rendent dans le monde réel par des services virtuels, nécessitant l’usage de technologies nouvelles. En particulier dans le commerce, l’assurance, la banque, l’édition et la télévision ;

– encourager et financer la création de contenus et de services, sans lesquels ces réseaux ne déverseront que les images et les idées des autres ;

– ne pas commettre en biotechnologie, où nous avons des atouts majeurs, la même erreur que celle qui fut commise avec les technologies de l’informatique, et donner aux entreprises et aux laboratoires de pointe dans ces domaines les moyens de tenir leurs promesses.

Pour accomplir tout cela, il faudrait oser des choix considérables, abandonner des pans entiers de ce qui est aujourd’hui considéré comme sacré, dans l’agriculture comme dans les industries électroniques, toutes deux liées à des révolutions technologiques moribondes, passer par-dessus des féodalités administratives et sociales comme celles des banques et du grand commerce pour les pousser à se convertir au plus vite aux activités virtuelles.

Et changer le rapport avec l’argent. On n’aura pas, en France, suffisamment d’entrepreneurs dans ces secteurs ailleurs si rentables si on ne laisse pas les innovateurs accumuler du capital. Or, en France le pouvoir, de gauche comme de droite, respecte ceux qui ont de l’argent et suspecte ceux qui en gagnent. On ne peut pas compter sur la droite pour changer cela : elle n’a jamais été le parti du mouvement. Il appartient donc à la gauche de donner une dimension sociale à l’esprit d’entreprise, de développer le microcrédit de proximité et de rémunérer les travailleurs de ces professions par des options, véritables instruments de l’autogestion dans les sociétés hyperindustrielles. Enfin, et peut-être surtout, il lui revient de faire en sorte que ces technologies aident les habitants de ce pays à mieux vivre ensemble et non pas à aggraver leur solitude.

Si la gauche trouve le courage de mettre en oeuvre un tel programme, de révolutionner l’Etat pour libérer le désir de créer et l’esprit d’entreprendre dans toutes les classes sociales, alors la nouvelle économie française sera l’une des meilleures surprises des vingt prochaines années.