Depuis très longtemps, en France, le pouvoir politique aime à demander des rapports.  Plus exactement, il le fait depuis le début des années 1780,  quand le nouveau monarque, qui devait connaitre un destin tragique, contraint par une crise alimentaire, économique et budgétaire majeure,  demanda à plusieurs  hauts fonctionnaires, économistes ou banquiers de lui fournir  des recommandations sur l’art de moderniser l’agriculture,  de réformer la fiscalité ou d’attirer les  talents et les investissements  étrangers.  Comme chacun sait, le pouvoir politique de l’époque, convaincu de son éternité, remisa  très vite ces rapports dans des tiroirs, d’où ils ne ressortirent qu’après une  révolution, provoquée par son inaction,  à l’initiative d’un général  ayant récupéré un pays exsangue et ruiné.

Depuis quelques années, la mode est revenue.  Pour les mêmes raisons : le pouvoir politique sent bien  que le pays est menacé de décliner et qu’il va lui falloir  passer à l’acte. Il  hésite ; demande à des experts de valider ses intuitions ; puis n’ose pas passer à l’acte et enterre le rapport qui ne dit pourtant  que ce qu’il sait déjà.

Comme en 1780, le pays est sur endetté, la croissance est très faible, les plus pauvres ne mangent plus à leur faim et ne peuvent plus se soigner ;  les plus riches s’enrichissent de façon scandaleusement ostentatoire. Comme en 1780, les détenteurs de rente sont suffisamment bien introduits auprès du pouvoir politique pour protéger leurs privilèges.

En 1780, le sujet majeur était la capacité à approvisionner le pays en pain. Aujourd’hui, le problème est le même, toute proportion gardée : comment rester compétitif, pour pouvoir approvisionner le pays en tout ce qu’il achète au reste du monde.

Comme en 1780, les réformes nécessaires sont connues : favoriser la mobilité sociale ;  promouvoir l’économie de l’intelligence ;  écarter les classes dirigeantes assis sur leurs rentes ; accepter le progrès technique et toutes ses conséquences.

Ces principes se retrouvaient aussi bien dans les rapports de Turgot et de  Necker que  dans ceux, plus récents, dont on débat en ce moment.

Et les réformes à accomplir sont les mêmes : pénaliser fiscalement toutes les formes de conservatisme. Encourager l’esprit d’entreprise et la création de richesse ; alléger l’Etat pour le rendre efficace ; réduire le cout des produits exportables ; favoriser la justice sociale. Cela suppose non un choc brutal, mais une action entêtée, autour d’une seule idée : favoriser la réussite. Scolaire, sociale, économique, financière,  scientifique, artistique.  Dans un pays habitué à privilégier la moyenne, à pénaliser tout ce qui dépasse, à moins qu’il ne  soit au service du prince, un tel bouleversement est difficile. Et les rapports ont beau le réclamer, l’un après l’autre,  rien ne se passe.

Si, comme en 1780, ces rapports deviennent, en définitive, non pas une façon de préparer une décision, mais une façon de s’y substituer, le pays va se crisper. Au moindre incident, le peuple demandera à prendre la parole. Et si on ne la lui donne pas, il bousculera ceux qui, de gauche comme de droite,   auront trop fait semblant d’exercer le pouvoir pour le mériter vraiment.

Il reste à ceux qui gouvernent aujourd’hui  peu de temps pour agir.  Il leur faut fixer au plus vite un cap clair ; et  expliquer pourquoi, dans un monde irréversiblement ouvert, la compétitivité  est l’autre nom du niveau de vie, et l’effort redoublé  est la condition de la survie.  Dans un pays   si harmonieux que la France,  si moyen, à tous les sens du mot, c’est contre nature.  A moins de comprendre qu’on risque d’en mourir.

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