Les objets de la vie quotidienne ont tous une histoire, une généalogie, une raison d’être ; et rien n’est plus passionnant que de les raconter. Celles de l’humble clou, du bruyant marteau, du livre subtil, de l’obéissante machine à laver, de la puissante automobile, du fascinant ordinateur en disent plus sur nos sociétés que bien des philosophes, des historiens, des économistes, ou des sociologues.

Un de ces objets, très ancien, est redevenu aujourd’hui d’actualité : le masque.

Pour en comprendre la raison d’être aujourd’hui, il faut, comme pour les autres, se plonger dans les profondeurs de l’Histoire. On y découvre que, comme les autres objets, et plus encore même, le masque renvoie à la mort, et à la recherche d’immortalité.

Les hommes ne s’aiment pas, et ils se masquent pour s’inventer, se dépasser, devenir autre. Les hommes n’aiment pas les autres hommes et seuls ceux qui ont droit à exister ou à une immortalité, ont droit à un masque. Il n’y a masque que quand il y a visage.

Les premiers masques sont ceux des momies égyptiennes, à qui ils ouvrent un chemin vers l’éternité. Puis viennent les masques des rituels africains, dont la fonction est aussi de créer un rapport avec l’au-delà, non plus en étant portés par des morts, mais par des vivants, à qui ils donnent l’apparence de dieux, de demi-dieux, d’êtres surnaturels en tout cas. En général dans la danse. Longtemps, seuls les gens masqués dansent.

Au même moment, certains dieux, ceux du judaïsme puis de l’islam, sont sans visage ; ils n’ont pas besoin de masques, et ils interdisent même à leurs fidèles d’en porter. Sinon, parfois, pour cacher leur visage ; jamais pour le travestir.

Quand le rituel perd de sa force, le masque est utilisé pour donner un spectacle : dans le théâtre grec, comme dans le théâtre no. Il est là alors pour grandir, déformer, magnifier, les caractères de personnages universels derrière lesquels disparaissent ceux qui les portent. Les mots « personnage », « personne », « personnalité », dérivent d’ailleurs de « prosophon », qui désigne le masque en grec.

Puis, la fonction rituelle du masque se dégrade encore, avec le Carnaval, qui permet à l’homme de changer de personnalité, d’être un autre pendant un bref moment, d’échapper un moment à sa situation sociale et à sa condition de mortel.

Puis l’individu gagne encore en liberté, en autonomie, en transparence. Et vient le masque mortuaire, ultime tentative de conserver la vie dans son simulacre, ce « drame de tout », dont parlera plus tard le grand poète américain Walt Whitman, qui fut ambulancier pendant la guerre de Sécession.

Puis, avec l’individualisme, le goût pour la vie, le refus de la mort, le masque disparaît ; il n’est plus qu’un accessoire de foire ; l’authenticité devient la règle, au moins en apparence ; car, en réalité, le masque est toujours là : il devient chapeau, perruque, maquillage, puis chirurgie esthétique. Là encore, il s’agit de nier la mort.

Le masque qu’impose la pandémie à partir de la fin du 17ème siècle, est lui, plus qu’aucun autre, en rapport avec la mort : il vise encore à la retarder. Il obéit encore à un rituel, imposé par les nouveaux maîtres du rapport à la mort : non plus les prêtres, mais les médecins, qui le portent avant les autres.

Le masque médical est un pur artefact, comme tant d’autres dont nous nous encombrons. Un artefact vital ; une protection uniforme, abstraite, bureaucratique. Comme les autres masques avant lui, il nie la personnalité de celui qui le porte, aux yeux de ceux qui l’observent, mais sans la remplacer par une autre, comme le faisait les autres masques. Il n’est plus un signe de distinction mais d’uniformité. L’autre n’est plus qu’un être indifférencié, inconnaissable. Il devient impossible de signifier du sens par la grimace ou le sourire ; le regard lui-même n’est plus complet.

Situation insupportable dans une société individualiste, démocratique, fondée sur l’accomplissement de soi, le devenir soi. Même quand le soi rêve de devenir un autre. Aussi, rien ne serait plus mortel pour notre monde que de se laisser glisser dans une société niant la spécificité de chaque être humain, ce qui rendrait plus acceptable leur disparition.

Si l’on veut sauver le droit à être soi, en démocratie, aussi longtemps qu’il faudra porter un de ces masques sanitaires, il est essentiel, de ne pas se laisser nier par eux. Et pour cela, tout simplement, de les personnaliser, comme on le fit un temps, pendant une pandémie vénitienne. Bien des femmes, mieux que bien des hommes, l’ont compris ; et pas pour des raisons futiles : elles savent en général mieux que les hommes qu’il n’y a de la vie que là où il y a de la différence, de la distinction.

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