Le terrible massacre norvégien peut apparaître comme un épouvantable fait divers, acte isolé d’un malade mental, sans plus d’importance qu’Unabomber, le tueur américain dont il s’est inspiré. Il peut, au contraire, être interprété comme l’annonce d’un vaste mouvement géopolitique, attendu depuis longtemps et prévu par de nombreux théoriciens.

Certains en effet, dans la logique (mal comprise) des premiers travaux de Samuel Huntington, y voient le signe du début d’une guerre de religions, opposant la Chrétienté et l’Islam. Et il est vrai qu’existent de très nombreux autres signes annonciateurs de violences fondamentalistes religieuses un peu partout dans le monde : aux Etats-Unis, en France, au Brésil, en Israël, au Nigéria, au Pakistan, et dans tant d’autres lieux.

D’autres encore, inspirés par les travaux suivants du même professeur américain, voient dans cette tragédie un signe de plus du retour des nationalismes et de ce qui en découle : le refus des étrangers et des doctrines dites « internationalistes », dont font partie le projet européen et la social-démocratie. Et de cela il existe en effet aujourd’hui d’innombrables signes : en Scandinavie, le parti des « vrais Finlandais » ; en Belgique, le parti flamand ; en France le Front National ; le tea-party aux Etats-Unis, et bien d’autres mouvements nationalistes, sur la planète entière.

En réalité, rien de tout cela ne prend la véritable mesure de ce qui s’est réellement passé en Norvège : cette tragédie constitue en fait une cruelle métaphore de la valeur dominante du monde d’aujourd’hui : le désir de chacun de garder pour lui ce qui le définit.

En Occident, bien des gens s’inquiètent en effet de voir menacés leur identité et leur niveau de vie ; et ils n’ont pas d’autres projets que de jouir de leur confort et de conserver leurs habitudes ; et, pour les conserver, de ne les partager avec personne. Au Sud, comme par un effet de miroir, bien d’autres gens s’inquiètent aussi de voir leur identité se dissoudre dans le projet occidental, et font tout pour s’en prémunir en s’en isolant.

Pourtant, au Nord comme au Sud, bien des gens ne se contenteront pas longtemps d’avoir pour projet la préservation de leurs acquis : ils les savent menacés par la crise financière, qui ne fait que commencer, par le déclassement qui en découle, par le déferlement de concurrents et de valeurs venues d’ailleurs, ou par la destruction de la nature. Ils voudront un idéal plus grand.

Certains d’entre eux trouveront cet idéal nouveau dans le simple prolongement de leur égoïsme, qu’ils poussent, et pousseront de plus en plus, jusqu’à la démesure, la violence, la haine des autres. Une nouvelle forme d’idéologie totalitaire se constituera alors, revendiquant l’autisme comme une politique. Pour d’autres, cet idéal sera au contraire dans la négation de l’égoïsme, et dans le développement d’un altruisme, qui leur permettra de rechercher leur bonheur dans celui des autres. Cette nouvelle forme d’idéologie s’exprimera dans un optimisme internationaliste, soucieux d’apprendre en partageant.

Telle est la principale leçon de la tragédie norvégienne : un pays ne peut rester durablement sans un projet politique, lui donnant un sens dépassant sa réalité matérielle, l’inscrivant dans l’Histoire. Et si les hommes politiques sont incapables d’en proposer un, exaltant, des fous s’en chargeront.