Il court en ce moment, une petite dispute dans le monde intellectuel et politique français, qui en dit long sur ce que nous sommes : quiconque dévoile quelque risque est accusé de « pessimisme », grave accusation discréditant celui qui en est ainsi qualifié : le pessimiste voit tout en noir, donc son avis n’a pas d’intérêt, puisqu’il jurerait qu’il pleut en plein soleil.

Bien sur, il peut y avoir, dans certains cas, une dimension pathologique à un pessimisme systématique ; en, particulier quand il vient de gens pour qui tout était mieux avant, tout simplement parce qu’avant, ils étaient jeunes. Bien sur aussi, dans notre monde complexe, où les anticipations jouent un rôle déterminant, des prévisions pessimistes peuvent contribuer à un climat qui conduit au pire : par exemple en annonçant qu’un pays est insolvable, on pousse les préteurs à s’en éloigner, le rendant vraiment incapable d’honorer ses échéances.

Pour autant, il serait terriblement dangereux de discréditer le pessimisme.

D’abord parce que, malheureusement, dans les périodes les plus noires de l’histoire, les pessimistes ont eu raison ; et ceux qui les ont écouté se sont épargnés bien des désagréments. Ben Gurion avait, par exemple, raison de dire que, à sa connaissance, seuls quelques pessimistes étaient sortis vivants des camps de concentration.

Ensuite parce que ceux qui, dans les années récentes, ont annoncé l’imminence de catastrophes écologiques, économiques et financières n’ont pas été démentis par les faits.

Enfin, parce que la dénonciation systématique du pessimisme et l’apologie de l’optimisme systématique correspond à une posture de nantis : les riches peuvent se permettre d’être optimistes, parce qu’ils savent que, dans tous les maelstroms, ils s’en tireront mieux que les autres ; par exemple, la crise financière actuelle peut être pour eux une source de profit. Ainsi Guizot disait-il : « Le monde appartient aux optimistes ; les pessimistes ne sont que des spectateurs ». En effet : les plus pauvres, eux, ne sont que des spectateurs, et ils ont raison aujourd’hui de craindre en particulier le risque de déclassement.

Dénoncer le pessimisme, c’est donc se satisfaire du monde comme il est ; et d’une certaine façon, l’optimisme est conservateur. Le pessimisme est révolutionnaire.

Etre pessimiste ne veut donc pas dire être résigné, au contraire ; cela implique d’être capable de faire l’analyse des menaces, de les comprendre, de les prendre au sérieux, et d’agir. Car on peut être à la fois pessimiste dans le diagnostic et optimiste dans l’action. Par exemple, je reste aujourd’hui, résolument pessimiste sur l’évolution à moyen terme de la crise économique et financière, si on continue à ne pas agir à l’échelle mondiale pour l’enrayer, et très optimiste sur la possibilité de la dépasser, et sur l’avenir formidable qui peut s’ouvrir au-delà.

Picabia a raison d’écrire que : « le pessimiste pense qu’un jour est entouré de deux nuits, alors que l’optimiste sait qu’une nuit est entourée de deux jours. ». Mais le pessimiste sait, comme l’écrivait le jeune Jean Racine, que les nuits peuvent être plus belles que les jours. Et que c’est justement dans l’adversité que se révèle le meilleur de l’homme.