Comme nous aimerions ne pas avoir à nous inquiéter pour l’avenir du monde ! Ni pour l’évolution du climat, la montée du chômage, les dérives de la technologie. Comme nous aimerions ne pas avoir à craindre un attentat à la sortie d’une de nos écoles ou dans un de nos aéroports ! Une guerre à nos frontières ou à l’autre bout du monde… Une émeute dans nos quartiers ou dans nos campagnes… Et comme nous savons bien, au fond, que les temps sont tragiques, parce que l’Histoire l’est toujours et que, à chaque instant, un désastre brutal, monstrueux, peut nous le rappeler. Alors, nous faisons tout pour l’oublier, pour exorciser le mal en le niant, pour croire et faire croire que rien de lourd ne peut plus nous tomber sur la tête et que, puisque nous sommes heureux, rien ne peut obscurcir notre ciel.

Alors, nous feignons, depuis des mois, de nous passionner pour des sujets dérisoires, tels la chasse aux Pokémons ou le spectacle de sports plus sérieux aux Jeux olympiques. Nous faisons aussi semblant de nous disputer avec passion sur la longueur des maillots de bain, sur la nécessité d’en parler. Nous accordons la plus extrême importance, en France, aux entrées en campagne quotidiennes de nouveaux candidats à la prochaine élection présidentielle, d’un camp ou d’un autre, vieux chevaux de retour ou jeunes poulains ambitieux, sans nous préoccuper de leurs programmes, qui devraient pourtant être nos seuls centres d’intérêt.

Nous savons bien que tout cela n’est pas vraiment important, qu’aucun de ces sujets ne mérite notre mobilisation, qu’il ne s’agit que d’une comédie légère et dérisoire. Nous savons bien que des malheurs épouvantables rôdent autour de nos têtes et nous osons croire, pathétiques et naïfs, que nous les conjurons, que nous les repoussons hors du champ du possible en nous intéressant, dans les médias et les conversations privées, à des sujets qui ne devraient pas, si nous étions lucides, obtenir un seul instant d’attention.

Jusqu’à ce que le prochain attentat, la prochaine crise financière, la prochaine sécheresse ou toute autre catastrophe que l’Histoire inventera nous ramène à l’essentiel : le monde va très mal. Telle est sa vérité, que rien ne peut durablement masquer.

Et puis, quand la nouvelle vague de malheurs se sera retirée, quand nous aurons accompli nos mille et un rites et cérémonies de consolation, au lieu de nous mettre enfin à construire des digues durables pour nous en protéger, nous chercherons de nouveaux caprices, d’autres scandales imaginaires, des jeux futiles et inédits auxquels nous accrocher pour ne pas penser, pour ne pas agir.

Quand comprendra-t-on qu’en nous comportant ainsi, qu’en refusant d’exiger des politiques qu’ils ne parlent que de leurs programmes et de leurs actions, des journalistes qu’ils ne s’intéressent qu’aux faits porteurs d’avenir, des entreprises qu’elles ne produisent que des biens vraiment utiles, socialement et écologiquement durables, nous creusons la tombe de l’humanité ? Viendra le moment où, après une ultime vague de malheurs que nous penserons passagère, comme les précédentes, nous ne pourrons plus revenir au dilettantisme. Alors, l’obscurité s’installera durablement sur le monde, et nous mourrons de nos éclats de rire insouciants.

Qu’on ne dise pas qu’on n’était pas prévenu. Qu’on ne pense pas que rien n’était possible. La politique est autre chose qu’un jeu ou un spectacle. En tout cas, elle devrait l’être.