Trop de concepts semblent incontournables, indépassables, et sont rarement remis en cause, sauf par quelques économistes hétérodoxes, atterrés ou hérétiques. Souvent avec talent. Parfois avec mauvaise foi.
Ainsi de la dette publique. Pour beaucoup de ceux qui considèrent que la dette publique n’est pas un obstacle à la dépense publique et qu’elle pourrait être beaucoup plus élevée qu’elle n’est aujourd’hui, l’argument principal est le suivant : on fait beaucoup de bruit avec une dette publique qui atteint 100% du PIB, alors que ce montant est très inférieur à la dette privée des entreprises et même à la dette privée des ménages. Et de prendre l’exemple d’un ménage qui veut acheter un appartement : il peut emprunter jusqu’à 7 fois son revenu annuel, à condition d’y consacrer 30% de son revenu pendant 25 ans. Ce qui reviendrait pour l’Etat à une dette, disent-ils, de 700% du PIB. Et on en est loin !
Ce raisonnement est fort critiquable. D’abord, parce qu’il ne faut pas comparer la dette de l’Etat au PIB, mais au revenu de l’Etat, qui seul la rembourse. Comme le revenu de l’Etat est de 20% du PIB, la dette publique est déjà égale à 5 années de revenus. De plus, y consacrer 30% des revenus de l’Etat serait exorbitant, d’autant plus que, à la différence de celui qui achète un logement, une partie de cette dette sert à financer des dépenses courantes, et ne conduit pas à se constituer un patrimoine comme pour l’achat d’un logement. Enfin, il serait une folie de s’endetter pour 25 ans, sachant que l’Etat ne peut pas s’endetter à taux fixe au-delà de 7 ans ; le risque serait énorme d’avoir une dette aussi longue. Surtout quand la moitié est détenue par l’étranger, comme c’est le cas en France .
Reste l’argument majeur de ces économistes hétérodoxes : un Etat ne peut faire faillite. On a vu ce que vaut cet argument avec l’Etat grec, obligé de céder ses bijoux de famille pour désintéresser ses créanciers.
Donc, maitriser et réduire la dette publique reste une priorité.
Par contre, une autre critique faite par les économistes orthodoxes, c’est-à-dire libéraux, à la situation de la France mérite d’être contredite, beaucoup plus souvent qu’on ne le fait aujourd’hui : celle qui concerne les prélèvements obligatoires.
On les entend en effet répéter à l’envi que le taux français est intolérable, insupportable, le plus élevé du monde, et doit baisser. Cela est faux.
En fait, ces prélèvements couvrent des dépenses qui sont financées en partie dans d’autres pays, par les consommateurs eux-mêmes, Ainsi par exemple de l’éducation et de la santé. Et la couverture de ces dépenses privées est faite, en générale, par le biais d’assurance, qui peuvent être soit obligatoires, soit facultatives, ou par des emprunts, dont le remboursement est tout aussi obligatoire que les primes d’assurances ou les impôts.
Aussi, les dépenses publiques françaises doivent être comparées au total des dépenses publiques étrangères, des primes d’assurances et des charges des emprunts finançant les mêmes services à l’étranger. Et là, on n’arrive à des résultats très voisins ; parfois même supérieur dans des pays où ces dépenses sont financées par des primes d’assurance et des emprunts ; parce qu’il faut payer en plus le montant des profits conservés par les compagnies d’assurance et les banques.
Non, la France n’a pas un taux excessif de prélèvements obligatoires. C’est la nature de nos sociétés modernes que de mutualiser un grand nombre de services, qu’ils soient financés par le public ou par le privé.
En ce moment où tout change, en particulier en raison du numérique et des mouvements géopolitiques, bien d’autres sujets mériteraient qu’on les regarde d’un œil neuf. Plus rien n’est sacré. Pas mêmes les chiffres.
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