ON s’apprête à vivre, si les élections de 1998 en décident ainsi, la dernière figure de la Constitution de la Ve République : un président de droite et un premier ministre de gauche. Chacun considère que cette situation peut être essayée, qu’elle doit l’être, qu’elle va l’être.

Pour avoir vécu de l’intérieur la première cohabitation, celle qui fixa les règles de la suivante, j’ai pu apprécier avec quel sens de l’Etat les deux acteurs principaux de l’époque, dont l’actuel président de la République, ont vécu cette période. Et je ne doute pas que celui-ci saurait comme le futur premier ministre d’une telle configuration, qu’il lui appartient de choisir traverser la nouvelle période avec le même souci de servir la France dans le respect de sa Constitution.

Malgré cela, j’ai la conviction que cette troisième cohabitation serait, si elle était conduite selon les règles des deux premières, un désastre pour le pays, pour deux raisons qui la distinguent des précédentes :

1 – En raison du choix du chef de l’Etat de ne pas dissoudre l’Assemblée après son élection, la prochaine cohabitation durerait quatre ans au lieu de deux. Elle ne serait donc plus une longue campagne électorale, mais une vraie période de gouvernement, qui occuperait l’essentiel de ce septennat. Ce qui est tolérable sur une brève période ne l’est pas à long terme. A moins d’affaiblir le pays, les relations entre le président et le premier ministre ne peuvent être durablement construites comme un affrontement, mais doivent s’organiser autour d’un vrai projet commun.

2 – En 1998 entrera en vigueur la monnaie unique. La politique européenne sera alors inséparable de la conduite des affaires domestiques : le niveau du déficit budgétaire et la structure des impôts feront l’objet de négociations entre pays ayant l’euro en commun.

Cette troisième expérience serait, si elle était conduite selon les règles des deux premières, un désastre pour le pays<

Le partage de compétences entre le président et le premier ministre en sera donc nécessairement bouleversé : presque toute la politique intérieure deviendra un sujet de politique étrangère. Inversement, tout ce qui relève de l’Europe et de l’économie internationale deviendra inséparable des choix de politique intérieure. Le vieux concept de « domaine réservé » et même celui, modernisé, de « domaine partagé » perdront leur sens.

On ne peut en conclure que le président devrait obtenir davantage de compétence en politique intérieure ni que, à l’inverse, le premier ministre devrait avoir davantage de contrôle sur la politique étrangère. Mais seulement que leur antinomie politique nuira gravement à la capacité de la France de défendre ses intérêts.

Dans l’hypothèse d’une victoire de la gauche aux élections qui n’est qu’une hypothèse parmi d’autres , le président de la République peut choisir de maintenir les règles actuelles de la cohabitation, comme c’est son droit le plus strict. Il appellera alors à Matignon celui qui lui semblera le mieux placé pour diriger la nouvelle majorité.

Commencera une période très difficile. Pendant quatre ans, le président pourra en permanence, par son rôle dans la politique européenne et sa participation en Conseil européen, influer significativement sur la politique intérieure. En même temps, par l’exercice de son droit de dissolution, il fera peser une menace permanente sur la conduite de l’action gouvernementale, lui interdisant de prendre la moindre mesure provisoirement impopulaire, même si celle-ci est nécessaire pour le pays. Je ne pense pas qu’un tel attelage, où chacun aurait intérêt à l’échec de l’autre et où les compétences seront confuses, pourrait durer quatre ans.

Le président devra donc dissoudre l’Assemblée à un moment ou un autre. La victoire des partis du président aux élections législatives qui suivraient mettrait fin à la cohabitation ; leur défaite mettrait le président dans l’obligation de démissionner. Dans les deux cas, ce sera un échec de la cohabitation, et au-delà celui de toute la classe politique, droite et gauche confondues. Ouvrant la voie aux extrêmes, il constituerait la meilleure affiche électorale pour l’extrême droite.

Pour éviter un tel fiasco collectif, le président de la République et l’ensemble de la classe politique doivent accepter une lecture nouvelle de la Constitution, conforme à la nouveauté de la situation : le président devrait accorder au premier ministre un rôle beaucoup plus vaste dans la conduite de la politique européenne et lui laisser, dans de nombreux cas, la présidence de la délégation française au Conseil européen. Il devrait aussi renoncer à l’avance à son droit de dissolution pendant au moins deux ans.

Réciproquement, le premier ministre devrait créer auprès de lui un ministère chargé des questions européennes, avec un rang élevé, harmonisant la stratégie européenne de l’ensemble des ministres ; ce ministre en référerait au président autant que le fait aujourd’hui le ministre des affaires étrangères.

Avec un tel contrat, clairement établi lors de la formation du nouveau gouvernement, la troisième cohabitation aurait une chance de servir les intérêts de la France. Sans cet accord préalable, il faudra constater le blocage des institutions et retourner devant les électeurs.

La cohabitation n’est pas de l’intérêt du président de la République, qui se voit dans l’incapacité de réaliser le projet sur lequel il a été élu. Elle n’est pas non plus dans celui de l’éventuel premier ministre, qui l’expérience l’a montré voit, en entrant à Matignon, disparaître toutes ses chances d’être élu président à la fin de l’expérience. Enfin et surtout, elle n’est pas dans l’intérêt du pays, qui, dans les années de mise en place de la monnaie unique, aura besoin d’un exécutif fort, uni, concentré sur bien d’autres sujets que les joutes de politique intérieure.

Plus tard, il faudra s’interroger sur la survie même de la dualité de l’exécutif : avec les progrès de la construction européenne, la France aura besoin d’un chef et d’un seul.

Si c’est le premier ministre, ce sera le retour au régime d’Assemblée. Si c’est le président, ce sera l’avènement d’un pouvoir présidentiel ; il faudra alors faire disparaître le droit de dissolution et faire du premier ministre le premier des collaborateurs du président, irresponsable comme lui devant le Parlement. Dans les deux cas, il s’agirait d’une mutation constitutionnelle majeure. La France, pour trouver sa place dans l’Europe unie, doit l’oser.