Ce qui s’est passé dans le parc du château de Versailles est un signe, parmi d’autres, du dérèglement de nos sociétés et des menaces qui pèsent sur nos trop fragiles démocraties : une trompe d’acier de 60 m de long, œuvre monumentale d’un célèbre artiste contemporain, Anish Kapoor, installée dans ces jardins, sous le nom de «Dirty Corner», a été vandalisée à trois reprises depuis son installation en juin, dont la dernière fois par l’inscription de grands tags explicitement antisémites. Personne n’a protesté avec assez de forces. Personne n’a exigé qu’on les supprime. Ni la direction du château, ni la ministre de la Culture, ni le gouvernement, ni le moindre député ou journaliste ne s’est vraiment scandalisé de ces écrits. Et quand l’artiste lui-même a cru bon de prendre une position insensée, affirmant que ces tags faisaient désormais partie de son œuvre, tout le monde s’est senti soulagé et prêt à passer à autre chose. Il a fallu que l’association Avocats sans frontières (appuyée, ironie du sort, par un conseiller municipal de Versailles opposé à l’installation de l’œuvre) saisisse la justice pour que le juge des référés du tribunal administratif de Versailles ordonne au château de retirer «sans délai» de la vue du public ces tags antisémites, estimant qu’ils portaient atteinte à l’ordre public et «en particulier à la dignité de la personne humaine». Et l’établissement public s’est engagé à les masquer, « sous le contrôle de l’artiste ». Ce qui a été fait.

Cette histoire est exemplaire des malheurs de notre temps. Il est ahurissant que cette œuvre n’ait pas été protégée dès son installation, au moins par des caméras. Il est insensé que personne n’ait réagi de façon très vive devant de telles insultes, contraires à la loi. Il est incroyable que, en l’absence de plainte, un artiste ait le droit de laisser écrire des phrases insultantes sur son œuvre. Il est inadmissible qu’un texte antisémite puisse être considéré comme partie d’une œuvre d’art (et ce qui vaut pour l’antisémitisme vaut pour toute forme de racisme). Il est hallucinant enfin qu’il ait fallu attendre l’intervention d’un adversaire local de l’artiste (dont l’intention est sûrement de voir éliminer l’œuvre avec les tags) pour que la justice soit saisie.

Dans quel monde vivons-nous, si on ne prend plus au sérieux les insultes ? Dans quel monde vivons-nous si on n’interdit plus le racisme et l’antisémite et si on ne défend plus l’intégrité des œuvres d’art ? L’Histoire nous apprend pourtant que la démocratie ne meurt jamais de la force de ses ennemis, mais toujours de ses propres faiblesses. Et la première d’entre elles est l’indifférence à l’égard du vandalisme et de la destruction des œuvres d’art. Ce qui se joue à Versailles, ce qui se passe à Palmyre, et ce qui est advenu à Bamyan et à Tombouctou renvoie au même enjeu : quand les démocraties ne défendent pas les œuvres d’art, alors commence leur fin.

Plus généralement, la démocratie ne peut s’accommoder de la naïveté, de l’indifférence et de la non-violence. Elle doit être protégée par une police et une armée. On a oublié que c’est par la force qu’on a empêché, il y a plus de soixante-dix ans, de justesse, le triomphe de ceux qui avaient commencé par détruire des œuvres d’art et écrire des insultes antisémites. Baisser la garde, ne plus s’indigner, tolérer l’intolérable, ne plus s’armer, ne plus défendre ses valeurs, ne plus se défendre, ce serait le début de la fin. Aujourd’hui, l’Occident n’en est pas loin : les États-Unis ne se sont pas fait respecter en Syrie ; la Grande Bretagne n’a plus d’armée crédible; l’Allemagne et le Japon n’en ont plus depuis qu’elles sont redevenues des démocraties. La France ne peut, à elle seule, assumer la défense de l’Europe. Parce qu’elles ne se sont pas dotées des forces nécessaires, nos démocraties sont en danger. La peur est leur pire ennemi, le courage est leur garant. Encore faut-il s’en donner les moyens.