La tragique bagarre qui a abouti à la mort d’un jeune militant antifasciste,  pris dans une bagarre avec des skinheads d’un groupuscule d’extrême-droite  n’est, en soi, qu’un incident isolé. Et, comme tous les signaux faibles, il est très difficile de les interpréter. On peut y voir, selon le point de vue qu’on adopte, la marque laissée par les violences initiées par les  extrémistes greffés sur les manifestations contre le mariage pour tous. Ou, au contraire, la marque de la dérive du discours de l’extrême gauche qui, dans les tweets comme sur les forums, tient parfois un discours de guerre civile, parsemé d’appels au meurtre, dont on trouve la trace à peine édulcorée dans les discours des dirigeants des partis de cette mouvance.

On peut y voir aussi  la marque d’une société de plus en plus pauvre dans laquelle les plus démunis se disputent pour des miettes, pour la plus grande joie des nantis : quoi de plus jubilatoire, en effet, pour les puissants, que de voir des jeunes,  qui pourraient se liguer contre eux, préférer s’entretuer ?

On peut  encore y voir la manifestation la plus pathétique de ce que tous les sondages et toutes les études d’opinion nous répètent, semaine après semaine, année après année, et que nous préférons ne pas voir : les Français ne s’aiment pas les uns les autres ; et ils  trouvent toutes les occasions pour être agressifs les uns avec les autres. Cela se traduit d’abord dans d’innombrables actes d’incivilité : on ne respecte pas les files d’attente, on ne laisse pas sa place à une dame dans un transport en commun, on insulte violemment le conducteur qui vous a serré d’un peu trop près ; on ne regarde  pas et on  n’aide  pas les mendiants de plus en plus nombreux dans les rues.  Plus précisément, la multiplication des bagarres de jeunes, et de moins jeunes, la montée des altercations au travail, dans la rue, dans les trains bondés, dans les  interminables files d’attente administratives, en sont des indices trop peu pris en compte.

Nous sommes dans un moment où notre société occidentale, dite moderne, pousse à  l’individualisme  le plus effréné, à la déloyauté, à la misanthropie, au mépris de l’autre ; dans un moment où chacun ne voit l’autre que comme le responsable de ses problèmes ; et où personne ne veut plus porter la moindre responsabilité de quoi que ce soit. Les vieux se moquent des jeunes en s’endettant. Les jeunes sont ingrats à l’égard des générations qui ont payé leurs études en  quittant le pays.

La France est plus sensible que d’autres pays à ce climat. Elle  est en train d’entrer dans une phase très particulière : l’exaspération. Elle est exaspérée contre le monde, qui lui semble de plus en plus hostile ; contre l’Europe, qui  lui impose des contraintes ; contre ses hommes politiques, qui ne réussissent à rien ; contre ses chefs d’entreprises, de moins en moins légitimes.

Les Français sont exaspérés les uns par les autres, jusqu’à  leurs voisins ; et même, dans les cas les plus extrêmes, par les membres de leur propre famille, qu’ils ne voient, dans certains cas, que comme des obstacles à leur propre liberté.

C’est sans doute une  image bien noire, qu’il faut prendre au sérieux. Quand un pays ne se supporte plus, il peut partir dans toutes les directions. Il peut voter pour n’importe qui, soutenir n’importe quoi, faire n’importe quoi.

Et en même temps, cette exaspération peut être bénéfique : c’est une énergie. Si on sait la canaliser, on peut la mettre au service d’une révolte utile, constructive, bienveillante, altruiste, positive.

C’est le rôle de la classe dirigeante d’aujourd’hui – si elle existe encore -, des enseignants aux hommes politiques, des journalistes aux hauts fonctionnaires, des chefs d’entreprises aux responsables syndicaux, que de relever ce défi : canaliser l’exaspération pour la transformer en volonté. Pour cela, évidemment, il faudrait encore, qu’à chaque niveau de la société, on ait un projet à offrir en partage.

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