Quel destin ! Voilà que ce jeune homme, que j’ai vu débarquer dans mon bureau en octobre 1980 avec sa compagne Ségolène Royal, me proposa ses services pour travailler à la campagne de François Mitterrand, dans n’importe quelle fonction, devient Président de la République.

Son arrivée d’alors, dans les circonstances du moment, était très révélatrice de sa nature d’aujourd’hui. Soucieux de se rendre utile, ni obséquieux ni distant, en rien opportuniste : aucun jeune énarque de ce niveau ne venait rejoindre les rangs dégarnis des soutiens du premier secrétaire du parti socialiste de l’époque ; il venait en effet offrir ses services à un candidat improbable, déjà battu deux fois à l’élection présidentielle, ministre 35 ans plus tôt, à un moment où tous les sondages donnaient le Président sortant vainqueur et où tous les analystes considéraient comme acquis que son challenger socialiste serait Michel Rocard, chouchou des médias et des technocrates (étrange parallèle avec la situation d’aujourd’hui).

Dire que, quand je l’ai engagé dans notre aventure, j’aurai pronostiqué cette victoire d’aujourd’hui serait mentir. En particulier, il me paraissait trop porté à l’autodérision pour engager sa vie dans cette longue quête. J’ai pourtant immédiatement remarqué son intelligence, sa compétence, sa gentillesse, son humour, sa distance à l’égard de lui-même. Nos conversations furent tout de suite fondées sur des concours d’autodérision, dont ni lui ni moi n’étions dupes. Il fut un excellent collaborateur du candidat, puis, après son élection, un des meilleurs collaborateurs du Président, quand il accepta ma proposition et me suivit à l’Elysée. Etonnant jeune homme, dont la compétence, le calme, le refus de participer aux intrigues, la transparence, tranchaient déjà avec les manigances des conseillers et des ministres. Et puis, ce qui m’intrigua et me toucha sans doute le plus, fut une formidable curiosité, une infinie volonté d’apprendre, un étonnement joyeux, jubilatoire, devant ce que la vie pouvait apporter si on se donnait la peine d’aller le chercher ; une curiosité à l’égard des gens si forte qu’elle remplaça longtemps tout autre, même celle des voyages : pour lui, entrer dans le monde intérieur des autres valaient toutes les expéditions touristiques.

Il fut mêlé, à partir de mai 1981 à la préparation des nationalisations, des réformes fiscales, du suivi de la conjoncture économique, aux négociations syndicales. Il fut associé à la préparation des grands sommets économiques internationaux en même temps qu’il suivait avec passion la vie corrézienne, dont il ramenait la rumeur, le lundi matin, dans nos bureaux.

Cela intrigua le Président de la République du moment. François Mitterrand, à qui je communiquais les notes de Francois Hollande, les remarqua vite au point, insigne honneur, de la part d’un Président qui ne recevait jamais aucun collaborateur, de le faire venir dans son bureau, et de bavarder avec lui. Il y retrouva, tout autrement, sa propre passion pour l’enracinement local, et pour les servitudes de la démocratie : passer tous les samedi et dimanche loin de chez lui, pour tenter de convaincre, et de se faire élire.

J’ai peu à peu découvert que cette gentillesse n’était pas de la naïveté : il y avait chez ce jeune homme une très grande fermeté, une très grande cohérence de pensée, une très grande lucidité. Une étonnante ténacité tranquille. Apaisée et apaisante. J’ai aussi découvert que son autodérision n’était pas de la timidité, mais une réelle volonté de se protéger de l’excès d’hubris consubstantielle à l’action publique.

J’ai beaucoup aimé travailler avec lui. Travailler sérieusement sans se prendre au sérieux. Peu à peu, j’ai vu se former en lui une pensée politique claire : la justice sociale et la construction européenne. Les deux ne l’ont jamais quitté. Et aujourd’hui, ils sont plus que jamais d’actualité.

1. La justice sociale, réalité inquantifiable, résultat d’une perception, est aujourd’hui au plus bas. Et il en a fait, à juste titre, depuis trente ans, son ambition majeure. Il lui reste à apprendre à apprécier à leur juste valeur les entrepreneurs et les exigences de la compétivité : créer une entreprise, défendre sa compétivité, même si cela permet d’etre riche, mérite d’etre encouragé. Il devra en déduire que, contrairement à ce qu’il soutient aujourd’hui, les richesses créées méritent d’être moins taxées que les richesses transmises, les entrepreneurs moins que les rentiers. Et, qu’en clair, il est plus juste de taxer les patrimoines, les successions, les transmissions, plutôt que les revenus.

2. L’Europe, elle, est aussi est devenue maintenant l’enjeu principal de la vie publique française. Cette élection nous confirme d’abord un théorème : nul ne peut être élu Président de la République s’il n’est pas un pro-européen convaincu. C’est parce qu’il était vu comme pro-européen que Nicolas Sarkozy a été élu en 2007 ; c’est parce qu’il a pris ses distances avec le projet européen qu’il a été battu. Et le principal défi de ce mandat sera justement la survie de l’Union Européenne : elle est, plus que jamais, menacée de se rompre, parce que l’euro ne peut résister sans s’appuyer sur un budget communautaire d’investissement. Et c’est l’Union, et elle seule, qui permettra de dégager les marges de manoeuvre financière, par les eurobons, pour financer la croissance, et donc l’emploi, les transferts sociaux et les investissements publics. La solution de tous les autres défis en découle : l’immigration ne peut être gérée au mieux que par une action commune, en renforçant l’agence européenne en charge, dont le nom n’a même pas été prononcé dans la campagne, Frontex. La politique étrangère sera beaucoup plus forte si elle est coordonnée. La défense sera plus forte si elle était européenne. La justice sociale elle-même ne sera vraiment possible que dans le contexte européen.

François Hollande est particulièrement bien placé pour y réussir. A l’école de Francois Mitterrand, il a appris que rien n’est plus important que la justice sociale et l’Europe. Mais que, s’il faut choisir entre les deux objectifs, il faut privilégier l’Europe, pour qu’elle se dote des moyens de réaliser la justice sociale. Il a aussi appris que si les réformes les plus difficiles ne sont pas entreprises tout de suite, elles ne le sont jamais. Et que, pour être réélu à la fin de son premier mandat, il lui faudra prendre au plus vite les décisions les plus impopulaires.

Il lui reste à apprendre à diriger seul : toute sa vie politique l’a amené à chercher des compromis avec ses amis, ses alliés, pour obtenir le meilleur consensus. Il n’est seul que depuis qu’il est candidat à la primaire. Et le Président de la République est absolument seul. Et il doit décider, sans nécessairement chercher des compromis : rien n’est plus dangereux pour un pays qu’un Président qui procrastinerait. Rien ne serait plus dangereux pour la France qu’un Président qui n’aurait pas le courage de réduire les dépenses publiques, massivement, au détriment non pas des seuls très riches, mais aussi, parce que cela sera inévitable, des classes moyennes.

La preuve de son mandat sera dans la cohérence à trouver entre l’exigence de la réduction de la dette publique, de la justice sociale et de l’Europe. S’il échoue, en 2017, l’euro n’existera plus et notre niveau de vie baissera d’un tiers. S’il réussit (et je crois qu’il le peut), la France, dans cinq ans, aura été à l’avant-garde de la création d’une Europe fédérale, dont pourtant personne n’aura osé parler pendant cette campagne. Cela ne serait pas la première fois que François Hollande surprendrait.