Dans son nouveau livre*, l’économiste lance un cri d’alarme contre l’endettement public des grandes démocraties.

Marianne : Dans votre nouveau livre, Tous ruinés dans dix ans ?, vous faites entendre sur la crise une analyse axée, comme tant d’autres, sur la dénonciation de l’endettement public. Mais le « zèle de l’austérité » raillé par Olivier Blanchard, économiste en chef du FMI, n’a-t-il pas l’immense inconvénient de compromettre gravement les politiques de relance ?

Jacques Attali : Je rappelle un fait élémentaire : jamais, sauf en période de guerre totale, la dette publique des Etats les plus puissants de la planète n’avait atteint le niveau préoccupant qui est le sien aujourd’hui. J’en appelle donc non pas à une politique d’austérité mais à des mesures cohérentes, dans l’ensemble de l’Europe, pour réduire les déficits, puis les dettes publiques, afin de regagner des marges d’action économique à l’échelle du continent.

Car le déficit keynésien ne peut être un facteur de croissance que lorsqu’il reste limité, en volume comme en durée.

Certes, mais qu’est-ce qui distingue, pour l’heure, votre ligne pessimiste d’une politique de rigueur pure et simple ?

J.A. : Pour l’instant, la France n’a absolument pas choisi une politique de rigueur. La hausse de l’endettement des pays occidentaux  en général, et celui de la France en particulier, ne peut plus se prolonger : le retour à l’équilibre des finances publiques est incontournable. Il n’est pas davantage un facteur discriminant des choix politiques et idéologiques. Ou, plus exactement, ce qui distingue gauche et droite, en ces matières, ce n’est pas la nécessité du retour à l’équilibre, c’est la manière de la financer.

Quand je raconte, par exemple, le dîner décisif qui réunit, à New York, le 20 Juin 1790, trois « frères fondateurs » des Etats-Unis – Hamilton, Jefferson et Madison –, je ne suggère pas seulement que des rencontres analogues  doivent se tenir aujourd’hui en Europe. En 2010, les dirigeants européens, prenant pour modèle leurs pairs américains de 1790, doivent s’accorder pour traiter la question des dettes publiques ; La méditation sur la longue durée éclaire aussi les dangers que font peser, sur la cohésion de l’Union, des attitudes de cavalier seul ou de passager clandestin. Si chaque Etat européen échafaude isolément ses propres solutions, nous irons droit à la catastrophe.

Pourquoi, dans ce cas, vous montrez-vous si sceptique envers les réponses keynésiennes ?

J.A. : Keynes n’est ni le personnage central de mon livre, ni la réponse adaptée aux défis de notre époque. L’auteur de La Pauvreté dans l’abondance a plaidé pour toutes les formes de déficit, y compris ceux qui ne dopent pas la croissance et n’impliquent aucun investissement, à une époque où seule la lutte contre la dépression planétaire comptait. Or, le bon déficit, c’est celui qui finance des investissements de long terme. L’économiste Joseph Schumpeter (1883-1950) fournit donc une grille d’analyse beaucoup plus pertinente de nos dettes abyssales.

Schumpeter nous permet en effet, d’envisager que la plupart de nos dettes actuelles ne servent à financer ni l’investissement, ni l’innovation, au contraire. Elles servent à financer des dépenses courantes ou, comme je l’écris, à maintenir notre niveau de vie. Ces dettes d’entretien courant, tout en se reportant dramatiquement sur les générations suivantes, bloquent l’essor de l’économie de la connaissance.

Quand l’épargne des Français, des Chinois finance les déficits publics, elle se détourne des entreprises et des entrepreneurs. L’un des signes les plus patents de l’échec du keynésianisme en France, c’est le caractère catastrophique de notre enseignement primaire. Des sommes considérables ont été dépensées depuis des décennies, pour un recul constant du niveau. La preuve par ce fiasco scolaire : le slogan « toujours plus de moyens » n’est pas une politique d’avenir.

Mais alors pourquoi proposer à cette crise une solution passablement « europtimiste » – doter l’Union d’une vraie capitale, d’un budget commun et d’une capacité d’emprunt à travers la création d’un Trésor européen, distinct de la Banque centrale ? Quand une équipe perd, faut-il lui accorder davantage de moyens ?

J.A. : Mais non, c’est tout le contraire, justement ! Comme aux Etats-Unis et au Japon, l’Europe éprouve le besoin conjoint d’une Banque centrale et d’un Trésor. A ce jour, l’Europe est la seule entité étatique légale qui ne dispose pas de capacité d’emprunt. Le Trésor européen que j’appelle de mes vœux devrait être utilisé non aux fins de creuser la dette courante, mais pour investir dans l’avenir de l’Europe. Ce Trésor devra s’avérer capable de rendre supportable une politique de rééquilibrage budgétaire des dépense courantes.

N’est-ce pas là encore une façon habile de sauver un modèle néolibéral qui a partout échoué… ?

J.A. : La solution à la crise de la mondialisation ne réside pas dans le « moins de mondialisation ». Les règles de droit national qui, jusqu’à récemment, encadraient l’économie de marché n’ont pas été remplacées. Aucune règle de droit international n’a pris le relais. Il ne s’agit plus, aujourd’hui, de pratiquer un containment de la globalisation, mais de compléter celle-ci par une règle de droit planétaire. Parce qu’on a délaissé la tranchée d’un Etat tout-puissant, sans se réfugier dans une Europe toute-puissante, la mondialisation du droit doit compléter la mondialisation du marché. La principale urgence est donc, d’abord, d’appliquer les traités, tout en demandant, séance tenante, aux gouvernants de quelle façon ils préparent le budget 2011. Cinquante milliards d’économies en deux ans me semblent un objectif minimal : cela permettrait de revenir aux niveaux de déficits d’avant crise.

Vous préconisez ce « remède de cheval » afin de sauver le sarkozysme…

J.A. : Ne réduisez pas ces enjeux à un agenda politique franco-français ! Et, de surcroît, ce que je propose n’es pas un « remède de cheval », mais des mesures de bon sens destinées à éviter que  les Français ne soient ruinés. Sinon, le prochain président de la République, qu’il soit Dominique Strauss-Kahn, Martine Aubry ou Nicolas Sarkozy, sera condamné à une politique de rigueur. Les Français sont conscients que leurs relations avec les générations futures dépendent en grande partie des mesures qui vont être prises  dans les semaines et les mois à venir. Avec la meilleure natalité d’Europe, un excellent système de santé, le troisième rang mondial de réception des investissements étrangers et des amortisseurs sociaux puissants, notre pays est largement capable de relever ces défis. Il est mieux doté que l’Allemagne pour y parvenir. L’urgence n’est pas de réduire le train de vie des Français, mais de renoncer au superflu – autrement dit à un train de vie imaginaire, en inscrivant le souci des générations futures dans le cadre d’un projet économique plus vaste.

Propos recueillis par Alexis Lacroix.

*Tous ruinés dans dix ans ? Dette publique : la dernière chance, de Jacques Attali, Fayard.