Peu de comparaisons sérieuses ont été faites entre la chute, semble-t-il réussie, des dictatures à l’Est de l’Europe et les innombrables échecs des printemps arabes. En principe, on aurait pu espérer les mêmes résultats : dans ces deux parties du monde, des tyrannies se sont effondrées, avec la bénédiction générale, et tous les pays concernés ont reçu ensuite une aide considérable de l’Occident.

Les dictatures arabes auraient donc pu, comme les régimes communistes de l’Europe de l’Est, être vite remplacées par des gouvernements démocratiques. De fait il n’en a rien été : la Tunisie est paralysée, la Libye est divisée en provinces autonomes ne reconnaissant aucune autre autorité que tribale, l’Egypte sombre dans un bain de sang, l’Irak et l’Afghanistan semblent sur le point de retourner au chaos ; enfin, l’avenir de la Syrie s’annonce très sombre, entre un écrasement de la révolte par l’armée d’Assad et la partition du pays en plusieurs émirats, dont plusieurs à dominante islamiste radicale.

Pourquoi une telle différence ?

D’abord, il faut relativiser les succès en Europe de l’Est. Certes, les pays les plus proches de l’Union, comme la Pologne, la Tchéquie, les Pays Baltes, la Slovénie, la Croatie et quelques autres, sont devenus des démocraties et ont intégré les institutions européennes. Mais beaucoup d’autres nations y sont encore dominées par des partis extrémistes, telle la Hongrie, ou soumises à une grande corruption, comme la Bulgarie, ou confrontées à la décomposition de l’Etat, comme la Roumanie. D’autres encore, comme la plupart des anciennes républiques de l’URSS, restent dirigées de façon totalitaire par d’ex-responsables du parti communiste soviétique ou par leurs proches. D’autres encore ont sombré dans de longues guerres civiles, tels la Serbie et le Kosovo.

La leçon est claire : la démocratie ne se limite pas à des élections transparentes. Il faut aussi une acceptation de la règle de droit, des partis politiques, des corps intermédiaires, une presse libre et la possibilité de vivre sans peur. La proximité géographique de pays stables est aussi une dimension essentielle de la solidité de la démocratie.

La responsabilité de l’échec des printemps arabes est donc à chercher d’abord dans les Etats qui en ont été le théâtre. Les révolutions y ont été faites avant qu’une élite intellectuelle et administrative ne soit formée. Par ailleurs, nombre des peuples concernés ont vu dans l’Islam une réponse spécifique à leur lutte contre la dictature, alors qu’aucune solution religieuse n’est venue interférer avec l’occidentalisation de l’Est de l’Europe. De plus, les pays arabes refusent de dialoguer avec leur seul voisin moderne, Israël.

Par ailleurs, l’Occident n’a pas été à la hauteur : une gestion catastrophique de l’occupation de l’Irak et l’Afghanistan ; une assistance à contretemps en Tunisie, Egypte et Libye ; aucune action concertée ni massive dans la région. Alors qu’en quelques semaines, à l’automne de 1989, avait été créée une banque spécialisée, la BERD, propriété conjointe des pays de l’Est et de l’Ouest, pour aider à la transition des premiers vers la démocratie incarnée par les seconds, les Etats occidentaux n’ont pas réussi à en faire autant pour les nations arabes; au point qu’ils ont fini par en confier la responsabilité à la même BERD, qui perd ainsi son identité d’institution européenne, sans pour autant gagner la crédibilité et la légitimité nécessaires pour s’occuper sérieusement de ses nouveaux « clients ». Aujourd’hui, les printemps arabes sont donc très mal partis. Un chaos durable dans la région, qui fera regretter la stabilité des dictatures précédentes, est vraisemblable.

Alors, que faire? Soutenir partout les mouvements laïcs. Clairement. S’opposer à toutes les formes d’obscurantisme, d’hostilité aux droits de l’homme et des femmes, où qu’elles soient en mouvement. Sans complexe. Se préparer à combattre les régimes terroristes islamiques qui pourraient s’installer sans pour cela légitimer le retour de dictatures militaires au nom de la laïcité. Assumer qu’il faudra beaucoup de temps, peut-être des décennies, voire un siècle comme ce fut le cas en France, pour que la chute d’un régime totalitaire aboutisse enfin à une démocratie.

D’ici là, ne pas compromettre nos valeurs, ni chez nous ni dans les relations internationales, demeure le meilleur service qu’on puisse rendre aux courageux démocrates de ces pays.

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