Depuis que, en 1989, le dégel des dictatures a commencé, à travers le monde, les opinions des pays démocratiques ont de plus en plus de mal à assister sans réagir à l’écrasement des révolutions par des tyrans. Si la démocratisation de l’Europe de l’Est, de l’Amérique latine et d’une partie de l’Afrique sub-saharienne s’est faite, et continue de se faire, sans trop de violence, ce n’est pas le cas partout ailleurs. Et l’idée vient à certains d’intervenir. C’est ce qu’on a fait, dans des circonstances très différentes, en Côte d’Ivoire et en Libye. C’est ce que certains voudraient qu’on fasse aujourd’hui en Syrie.

La tragédie du peuple syrien est terrifiante. Cette région magnifique, berceau de cultures si anciennes, où la France porte une responsabilité particulière depuis qu’elle en a reçu le mandat de la SDN en 1920, est depuis seize mois le théâtre d’une terrible guerre civile, où un peuple d’un grand courage, se bat à mains presque nues, contre un épouvantable tyran qui n’hésite plus à utiliser son armée pour le massacrer.

Peut-on admettre d’avoir agi en Libye et de ne pas agir en Syrie ?

Pour la plupart des dirigeants des grandes puissances, il n’est pas question de lancer une nouvelle guerre ; et la meilleure solution est d’espérer que le pouvoir d’Assad se défasse de lui-même. En attendant, on négocie et on envoie quelques médecins pour soigner les blessés dans les camps de réfugiés en Jordanie.

Pour d’autres, comme les Russes ou les Chinois (et sans doute le Vatican), Assad n’est pas pire que ce qui peut venir après lui, et il vaut mieux l’aider en lui conseillant la modération.

Pour d’autres enfin, Alep est l’équivalent de Benghazi et il faut, à la demande des dirigeants de la révolution syrienne, agir vite. Mais ils ne vont pas plus loin dans leurs recommandations : faut-il livrer des armes aux rebelles, au risque de les retrouver, comme en Libye et en Afghanistan, entre des mains terroristes ? Faut-il déclarer une zone d’exclusion aérienne, au risque d’avoir à engager notre aviation dans des combats aériens pour la faire respecter ? Faut-il, comme en Libye, ou en Côte d’Ivoire, aller jusqu’à une intervention terrestre ? Ceux qui réclament qu’on agisse ne savent pas être plus précis.

Car la situation est évidemment diplomatiquement et militairement totalement différente de celle de la Libye. D’abord parce que ni la Russie, ni la Chine, dont l’appui est nécessaire pour respecter les formes fixées par la Charte des Nations-Unies, n’approuveront cette fois un recours à la force. Ensuite parce que la situation géographique de la Syrie ne permet pas d’envisager le type d’engagement aérien qui ouvrit la voie à une victoire de la coalition en Libye. Enfin parce que, quelle que soit la décision qui sera prise, la même question se pose, au même moment, et de façon plus importante pour les intérêts français, au Nord du Mali. Comme elle se pose en Iran, en Biélorussie et dans bien d’autres lieux du monde.

En théorie, pour agir efficacement, il faudrait que l’OTAN, se reconnaissant enfin pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une alliance des nations démocratiques, prenne la décision, sans attendre un impossible feu vert des Nations-Unies, d’envoyer des armes lourdes, et une couverture aérienne, à une insurrection qui aurait préalablement adhéré aux principes d’une société démocratique et qui accepterait qu’une tutelle internationale s’assure que ces principes seront ensuite respectés. On voit bien que cela est impraticable, pour l’instant, dans le monde tel qu’il est.

Pour l’instant. Car l’Histoire nous apprend que ceux qui renoncent à défendre au loin leurs valeurs finissent par les oublier chez eux.