Chacun se souvient de cette expression, « la mère de toutes les batailles », employée par Saddam Hussein, en Janvier 1991, au début du premier conflit contre les Occidentaux, et répété en Avril 2003 quand commença la deuxième guerre du Golfe. Même si l’expression est contestée (elle ne serait que le résultat d’une erreur de traduction, depuis l’arabe, d’une métaphore qu’il aurait fallu traduire par « la bataille de toutes les batailles »), elle s’est installée dans l’esprit public.
Au moment où fait rage au meme endroit une nouvelle guerre d’une extrême violence, il serait peut-être temps de comprendre que c’est en fait sur la mer, et pour la mer, que tout se joue. Et en particulier la Méditerranée.
Ainsi nommée par les Romains, elle est, depuis au moins trois mille ans, la mer de toutes les batailles, le lieu d’innombrables conflits ; car son contrôle est la clé de l’approvisionnement des pays riverains. Les Egyptiens, les Perses, les Grecs, les Phéniciens, les Carthaginois, les Romains, les Vénitiens, les Croisés, les Ottomans, les Génois, et tant d’autres, se sont disputés son contrôle. Puis, elle a disparu des livres d’Histoire, quand le centre du pouvoir mondial a basculé vers la Mer du Nord, puis l’Atlantique, le Pacifique et maintenant la Mer de Chine.
Pour autant, la Méditerranée n’a pas cessé de jouer un rôle géopolitique majeur. Elle est même au cœur des enjeux du jour.
Ainsi, par exemple, ce qui se joue actuellement en Syrie et en Irak s’explique très largement par les enjeux méditerranéens.
En particulier pour les Russes : l’obsession du président Poutine a toujours été de garantir à son pays l’accès à toutes les mers. D’où le renforcement des infrastructures militaires de Vladivostok et des ports de la mer Baltique. D’où aussi la reconquête de la Crimée, qui garantit l’accès russe à la Mer noire et à la Méditerranée, en traversant le détroit de Bosphore. Mais en fait, le vrai accès de la flotte russe à la Méditerranée est assuré, depuis l’ère soviétique, par l’installation d’une base navale en Syrie, Tartous, à 30 km de la frontière libanaise. Presque abandonnée au moment de l’effondrement de l’URSS, (comme le furent les bases en Egypte et en Ethiopie), elle est redevenue absolument stratégique depuis dix ans. Et les Russes semblent l’avoir beaucoup renforcée, jusqu’à en faire une base d’accueil de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. Comme ils ont renforcé leur base aérienne voisine de Hmeimim.
Pour ces deux bases, les Russes semblent avoir obtenu du régime syrien une garantie d’inexpugnabilité, d’où leur soutien à la dynastie Assad.
Alors, si les Occidentaux leur confirmaient leur propriété sur cette enclave, les Russes auraient beaucoup moins de raisons de soutenir le régime alaouite, et d’entretenir ainsi un conflit terrifiant.
Mais voudra-t-on, à Washington et à Paris, redonner à la Russie sa pleine place dans le concert des nations méditerranéenne ? Voudra-t-on lui reconnaitre ainsi sa pleine place en Europe ? Tel est un des enjeux réels de ces massacres.
Le rôle stratégique de la Méditerranée ne s’arrête pas là. Et même si le réchauffement climatique va bientôt faire transiter par les pôles de très nombreux bateaux venant aujourd’hui d’Asie par le canal de Suez, et donc par la Méditerranée, la formidable croissance économique et démographique de l’Afrique va redonner vie à cette mer trop oubliée. La construction de nouveaux ports au Maroc et en Tunisie en constitue la première manifestation.
Sans doute faudra-t-il alors se rappeler alors la phrase si énigmatique du fondateur de Singapour, le visionnaire Lee Kwan Yew, quand il disait, il y a longtemps, à un ami : « Votre problème, à vous Européens, c’est que la Méditerranée est beaucoup trop petite » …
Il serait en effet temps d’y penser.

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