Depuis que le président Barack Obama a annoncé en 2013 qu’il ne laisserait pas le gouvernement syrien utiliser l’arme chimique sans réagir, parce qu’un tel usage représenterait le franchissement inacceptable d’une « ligne rouge », l’expression s’est installée. Si le président américain n’a finalement pas vraiment réagi à ce franchissement, l’expression fut reprise en 2018 par les nouveaux dirigeants anglais, français et américains, cette fois ci de façon crédible, puisque la Syrie a été bombardée pour avoir utilisé du chlore contre sa propre population.
Une « ligne rouge » désignerait donc une limite que la communauté internationale ne permettrait pas à l’un de ses membres de franchir sans réagir.
Sans doute faut-il revenir à l’origine de l’expression. Elle trouve sa source justement dans cette région, dans la négociation qui suivit en 1928 l’effondrement de l’Empire ottoman, entre les principales compagnies pétrolières mondiales : faute d’une connaissance claire des frontières de la région, ils se fièrent aux traits impatients, au crayon rouge sur une carte, de l’un d’entre eux, Calouste Gulbenkian, ce qui donna le nom à leur accord : « the red line agreement ». Et cet accord n’est pas, ironiquement, sans relation avec la situation syrienne d’aujourd’hui, car c’est de lui que découle la situation géopolitique de la région et les guerres innombrables qui s’y déroulent depuis lors, dont le désir de contrôler les gisements de pétrole est sans doute une des causes majeures.
On retrouve ensuite l’expression « the red line » utilisée lors des négociations pour la création des Nations Unies. Puis, de « frontière », elle prit le sens de « limite », pour s’imposer, partout dans le monde : une « ligne rouge » est une limite à ne pas franchir. Et l’expression est utilisée dans ce sens partout dans le monde, sauf en France, où on parle en général de « ligne jaune », sauf lorsqu’il s’agit d’une interdiction diplomatique, où le rouge s’est aussi imposé.
L’usage de l’arme chimique est une horreur et en particulier quand elle est utilisée, comme en Syrie, contre son propre peuple. Et toutes les réglementations internationales, depuis un siècle, l’interdisent. Il était donc compréhensible qu’on utilise cette expression à ce propos.
Mais, après tout, n’existe-t-il pas bien d’autres « lignes rouges » qui mériteraient qu’on empêche qu’elles ne soient franchies ?
Ne faudrait-il pas considérer, par exemple, qu’il est tout aussi intolérable que des femmes soient violées et tuées en République Démocratique du Congo, sans que le gouvernement ne réagisse ? De même, une ligne rouge n’est-elle pas aussi franchie quand la minorité Rohingya est massacrée par l’armée au Myanmar ? Ou quand un Etat (et il y en a tant !) torture ses citoyens, massacre ses journalistes, fait assassiner ses opposants ?
Ne pourrait-on imaginer que la communauté internationale dise solennellement aux dirigeants de ces pays que, s’ils ne cessent d’agir ainsi, ou de tolérer chez eux ces violations des droits de l’homme, ils interviendront avec autant de force que les Etats Unis, la Grande Bretagne et la France l’ont fait en Syrie ?
A moins que la ligne rouge ne concerne que l’expression d’une menace d’agression externe, ce qui ne recouvre pas d’ailleurs pas le cas de la Syrie.
Pourrait-on alors définir clairement ce qui mérite d’être considéré comme une ligne rouge par les démocraties ?
Personne ne s’y risque. Et sans doute, si on ne le fait pas, c’est qu’en réalité, il n’y a pas vraiment de « lignes rouges », parce que personne ne veut, ni ne peut, généraliser le principe d’ingérence. Il y a seulement des coalitions tactiques, qui font ce qu’elles peuvent, sur des sujets à leur portée, dans un monde de moins en moins policé, de plus en plus anarchique.
Ce n’est pas une raison d’y renoncer. Et, pour cela, il faut commencer par ne pas se contenter de se payer de mots.

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