FAISONS un rêve : imaginons qu’aujourd’hui nous ne soyons pas réunis dans la salle de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies, mais dans la salle d’une « Assemblée générale de l’Organisation des Associations unies », nouvelle institution internationale qui rassemblerait toutes nos organisations, traversant les frontières, les couleurs, les sexes, les races, les générations, toutes décidées à servir, sous toutes les formes, un seul but : le bien commun de l’humanité.

Imaginons les décisions qu’une telle Assemblée pourrait prendre ! Et comme le monde serait différent si une telle organisation avait son mot à dire sur la nature du développement, sur le partage des ressources mondiales, sur l’évolution du droit international et sur les moyens de le faire respecter.

Un tel rêve est réaliste : aujourd’hui, nos organisations, dites ONG, pèsent plus lourd sur le destin de l’humanité que bien des nations ayant leur siège dans cette salle. Jusque dans les pays les plus dictatoriaux, des femmes, des hommes, des enfants améliorent leurs conditions de vie en se groupant, hors de la politique.

Bien des changements majeurs de ces cinquante dernières années, dans le droit international, dans les relations entre les peuples, dans la conception de la démocratie, dans la nature de l’économie, sont nées de nos organisations : le combat pour les droits de l’homme, l’action humanitaire, la médecine d’urgence, le droit à mourir dignement et à contrôler les naissances, les droits des femmes, le devoir d’ingérence humanitaire, la prise en compte des nouvelles maladies, le droit à l’enfance, la protection de l’environnement, le droit à la gratuité de la santé et de l’éducation, le droit à l’information et à se regrouper en associations, ne sont nés ni dans les partis politiques, ni dans les entreprises, ni dans les administrations, ni dans les syndicats, mais dans des travaux d’intellectuels relayés par des organisations comme les nôtres, qui se sont autoproclamées en charge de l’évolution de la planète et des besoins de l’espèce humaine.

Même si, sous cette appellation, se glissent parfois des gens qui n’ont rien à y faire, comme des sectes, ou même des organisations terroristes, les ONG représentent l’avant-garde de ce que sera le meilleur du monde d’après-demain : un monde fait de diversité, de tolérance, d’altruisme, d’intérêt pour le bonheur des autres.

Car ainsi sera le monde, j’en suis convaincu. Tout simplement parce que, s’il ne ressemble pas à cela, il cessera d’exister, sous les coups de la violence terroriste, des désordres écologiques, des inégalités et de tous les autres maux que nos organisations, justement, s’efforcent de combattre.

Aussi, ce dont nous avons débattu ici constitue la condition nécessaire de la survie de l’humanité. C’est de notre action que découlera une part essentielle de la survie ou de la mort des civilisations. Et je vous propose de partager, à la fin de cette journée, 12 constats et 12 propositions.

Douze constats :

1.Malgré les progrès accomplis dans la réalisation des Objectifs du millénaire fixés par les Nations unies, beaucoup d’entre eux ne seront pas atteints, et pas seulement en Afrique, en 2015. De plus, bien des situations de misère et de désordre ne sont pas décrites correctement par ces Objectifs, dont certains ne sont pas quantifiables. C’est le cas de la pauvreté, de la maltraitance des femmes, de la privation d’enfance, de la guerre, de la peur, de l’insécurité, du manque d’accès aux ressources de base, de l’inégalité. Par exemple, l’aide publique au développement – en pourcentage du revenu national brut des pays donateurs – est au plus bas, et le montant destiné aux pays les moins avancés a baissé plus encore. Les exportations des plus pauvres en franchise de droits vers les pays du Nord baissent continûment, à l’exception des ventes d’armes et de pétrole.

2.La pauvreté, premier facteur de violence, de destruction des services publics et de recul de la démocratie, va s’aggraver, sous toutes les formes. Alors que, aujourd’hui, près du quart de l’humanité survit avec moins de 2 dollars par jour (le vrai seuil de pauvreté), dans trente ans, ce sera, si rien ne change, le cas de près de la moitié de l’humanité.

A l’autre extrémité de la société, la fortune se concentrera entre des mains de moins en moins nombreuses. Plus aucun ordre mondial ne sera alors possible et le terrorisme aura fait place à la guerre véritable, entre les nantis et les autres, à l’intérieur même des nations les plus riches.

3.Pourtant, plus que jamais, la planète – et surtout les plus grandes puissances de notre temps – a les moyens politiques, financiers, économiques et technologiques de résoudre tous ces problèmes ; mais elle a aussi les moyens militaires et écologiques de se suicider. Et elle est en train de faire à la fois l’un et l’autre.

4.Les Etats et les mouvements politiques ou terroristes façonnent la carte politique du monde, mais ne suffisent pas à le définir. Sous les coups de boutoir de la mondialisation des marchés, des nations très anciennes se défont ; des nations nouvelles se forment ; des Etats par dizaines perdent les moyens de défendre leur identité, d’assurer une solidarité en faveur des plus faibles ; des zones entières du monde, pays ou villes, deviennent des zones de non-droit et aucune force de l’ordre ne peut plus y pénétrer.

5.Les entreprises participent plus que jamais au changement du monde par la façon dont elles mettent en oeuvre le progrès technique, dont elles font évoluer la nature du travail, de la distraction, de la formation, de la consommation. Mais, obsédées par les exigences de l’immédiat, et même si elles sont aujourd’hui infiniment plus influentes que les Etats, elles non plus, malgré leur taille de plus en plus grande, les moyens d’agir sur les grands enjeux qui déterminent la durabilité du développement.

6.A côté des Etats et des entreprises sont apparues depuis longtemps des organisations permettant aux gens de s’entraider. Les premières qui ont surgi, dans l’environnement de l’Etat, sous le nom de partis politiques et dans l’environnement des entreprises, sous le nom de syndicats, n’ont plus les moyens de traiter tous les problèmes nouveaux, qu’elles ne maîtrisent pas, liés à des enjeux qui dépassent le cadre du politique et de l’économie étroitement conçus.

7.Pour traiter ces problèmes nouveaux sont apparues de nouvelles organisations, les ONG, entreprises à but non lucratif, productrices de biens et de services de dignité. Elles mettent en oeuvre des valeurs simples, universelles : les droits de l’homme d’aujourd’hui comme ceux des générations passées et futures. Ces droits, qui ne se résument pas à des valeurs occidentales, sont souvent nés, comme la démocratie, simultanément, en bien des civilisations à la fois.

Ces ONG forment aujourd’hui une part significative de l’activité mondiale, peut-être plus du dixième. Elles constituent un formidable outil de transformation économique, politique, sociale, culturelle, de la planète. Par leur action, elles aident à rendre le monde tolérable et, en particulier, aident les Nations unies à remplir leur mission de maintien de la paix ou de développement.

8.Les ONG ne doivent pas devenir un simple alibi utilisé pour tenter de rendre supportables les injustices et les horreurs du monde ; ni devenir, comme cela arrive parfois, quand elles accompagnent des armées en campagne, des auxiliaires des forces en guerre, ni enfin, comme c’est le cas en Irak et dans bien d’autres lieux, être abandonnées sans protection dans des lieux de guerre civile.

9.Les ONG peuvent donner un sens à la mondialisation, qui n’est souvent, sans elles, que l’internationale des marchés et des guerres. Ces organisations portent aujourd’hui les idées de gouvernement mondial, de fraternité, de droits des générations futures, d’équité sociale, le droit des femmes et des minorités.

10.Les ONG donnent un sens à la démocratie, qui n’est souvent, sans elles, qu’une mascarade d’élections, sans enracinement durable dans les peuples. Elles portent d’ailleurs aujourd’hui les combats pour la mise en oeuvre des fondements de la démocratie : liberté d’expression, protection des femmes et des enfants, lutte contre la peine de mort, droit au travail, au crédit, au logement.

11.Les ONG donnent un sens à la lutte pour le développement durable, dont elles ont inventé le concept. Elles sont à la pointe du combat pour la protection de la diversité, pour la sauvegarde des langues, des cultures, des espèces animales et végétales, du climat et des ressources rares.

12.Les ONG savent même seules, aujourd’hui, lutter efficacement contre la pauvreté, sous toutes ses formes, culturelles, morales et financières. En particulier, elles seules savent comment aider les plus démunis à se prendre en main, par le microcrédit, arme essentielle de l’avenir.

Pour agir sur ces 12 constats, voici 12 projets, que je vous propose de faire vôtres :

1.L’institution où nous nous trouvons aujourd’hui, les Nations unies, née de la seconde guerre mondiale, n’a commencé réellement à fonctionner que depuis la fin de la guerre froide, au moment même où, ironie du sort, les nations qui y sont représentées perdaient du pouvoir face aux entreprises. Le moment est donc venu de faire naître, à la place de la troisième guerre mondiale, une mondialisation de la démocratie.

2.Comme les Etats se sont développés dans les interstices du féodalisme, comme le capitalisme s’est glissé dans les petits espaces laissés par les corporations, les ONG sont en train de créer une nouvelle dynamique, transfrontière, nomade, qui sera un jour plus puissante que celle du marché et de la politique.

3.Commençons par nous débarrasser d’un mauvais procès : je n’aime pas le nom dont nous affublent les autres, « ONG », un mot qui semble avoir été inventé par ceux qui nous détestent, parce qu’il réunit trois des mots les plus détestés, dans toutes les langues : l’un, « organisation », évoque la bureaucratie, l’autre, « non », évoque la destruction et le dernier, « gouvernemental », évoque l’appareil d’Etat. On ne peut faire pire. N’acceptons plus ce nom. Trouvons-en un autre : je propose de nous nommer « institutions de solidarité », les IDS. Ce n’est pas un débat anecdotique. Nul n’est rien s’il ne se nomme pas lui-même. Et débattre du nom, c’est débattre de la finalité même de notre action.

4.Nos IDS doivent devenir plus professionnelles, plus légitimes dans la désignation de leurs organes dirigeants, plus transparentes dans leur financement. Elles en tireront plus de moyens et plus de pouvoirs. Une charte éthique mondiale devrait définir les conditions de leur admission dans le groupe de celles qui auront le droit d’envoyer leurs représentants dans notre future assemblée mondiale.

5.Comme il existe une Assemblée des Nations unies, et comme les entreprises ont mille et un lieux pour se retrouver, les IDS doivent avoir leur institution. Cela a déjà commencé, d’une certaine façon, avec le Forum social de Porto Alegre. Pour aller plus loin, il faudrait que notre réunion d’aujourd’hui devienne institutionnelle et autonome. Je rêve donc d’une ONU des ONG, ou plutôt d’une Organisation mondiale des institutions de solidarité. Une OMIS ou World Solidarity Institutions Organisation : la WSIO.

6.Une telle organisation ne devrait pas être l’occasion de nous autocongratuler, mais de définir ensemble des moyens nouveaux d’agir, avec les gouvernements et les entreprises, pour définir les objectifs pour les quinze ans à venir. Beaucoup plus vastes, beaucoup plus ambitieux, beaucoup plus exigeants. Parce que les contradictions de notre planète seront bientôt beaucoup plus aiguës encore qu’elles ne le sont aujourd’hui, sur tous les sujets.

7.Un monde sans pauvreté est possible. Pour cela, la microfinance doit devenir une priorité. Elle seule permet de donner à tous les êtres humains les moyens de gagner leur vie. Aujourd’hui, déjà, plus de soixante millions de gens en bénéficient. Dans vingt ans, cela pourrait être plus d’un milliard.

8.Un monde sans dictature est possible. Pour cela, le droit d’ingérence dans les pays qui massacrent ou maltraitent leur population devrait être mieux reconnu. Et aucune dictature ne devrait avoir le droit de s’asseoir dans cette salle.

9.Un monde fraternel est possible. Il devrait être possible de donner à chacun les moyens de disposer des biens essentiels : l’eau, l’air, la nourriture, le logement, le savoir, la liberté.

10.A terme, une telle gouvernance mondiale devrait se donner les moyens de financer de tels objectifs, par un impôt planétaire sur les émissions de gaz carbonique, qui constitue la plus dangereuse des pollutions.

11.Les gouvernements ne pourront pas y parvenir seuls. Et ce n’est pas le rôle des entreprises que d’y concourir. Pour y réussir, il faudra faire triompher progressivement, contre les valeurs de la nation et du marché, celles de l’intelligence, de la fraternité, du respect de l’autre, de la tolérance, de la curiosité, du bénévolat, de la gratuité, du plaisir de faire plaisir, du bonheur trouvé à rendre l’autre heureux. Toutes valeurs que porte en elle l’action de solidarité humanitaire et bénévole.

12.Pour réussir ce difficile pari, il conviendra donc de renforcer massivement les moyens dont disposent les IDS. Dans chaque pays, elles devraient être favorisées fiscalement ; et chacun devrait, au cours de sa vie, avoir le droit de consacrer une partie de son temps, rémunéré, à une organisation de solidarité de son choix. Devrait être aussi affirmé le principe excluant de l’assistance internationale tout pays ne permettant pas aux IDS locales de se développer librement.

Douze constats, 12 projets. Et, même s’ils ne seront pas mis en oeuvre en vingt-quatre heures, ils peuvent l’être rapidement : vous avez démontré, depuis longtemps, que l’impossible n’était pour vous qu’un défi légèrement plus intéressant que les autres.

Discours prononcé à la tribune des Nations unies lors de la clôture du sommet mondial des ONG, le 10 septembre à New York.