La bataille qui se joue depuis au moins deux siècles entre l’économie et la politique, entre le marché et la démocratie, entre le capitalisme et l’Etat, tourne désormais à l’avantage du marché, parce qu’il est global, au détriment de la démocratie, enfermée dans des frontières.

Une économie mondiale sans état de droit s’installe. Elle conduit en apparence à la victoire des consommateurs et des producteurs, acteurs du marché, sur les électeurs, acteurs de la politique. Elle impose, on le voit, délocalisations et dérégulation. Mais la situation est plus complexe. Car tous les électeurs sont des consommateurs ; alors que la moitié d’entre eux seulement sont des travailleurs. Il y a donc une domination de l’électeur-travailleur par l’électeur-consommateur. En chacun de nous et dans la société. Consommateurs et électeurs s’allient en quelque sorte contre les travailleurs. Il s’ensuit que, chaque fois qu’il peut faire un choix, prendre une décision, chaque fois qu’il conserve un embryon d’influence, le politique, quel que soit son parti, favorise le consommateur au détriment du travailleur, afin que le consommateur oriente le vote de l’électeur. Ainsi l’élu choisit-il d’encourager la baisse des prix des produits, qui plaît tant à celui qui consomme, même si cette diminution favorise les importations et nuit aux travailleurs locaux. Ainsi choisit-il d’augmenter les impôts sur le travail et de baisser les taxes sur la consommation : plus d’impôt sur le revenu et moins de TVA. Plutôt mécontenter celui qui revient du bureau ou de l’usine que celui qui revient du supermarché.

Cela explique pourquoi le chômage est moins combattu que l’inflation, pourquoi le progrès technique est orienté vers l’amélioration du sort des consommateurs, bien plus que vers l’amélioration du sort des travailleurs. Cela explique aussi pourquoi il y a beaucoup plus d’accidents du travail que d’empoisonnements à la maison, pourquoi la formation professionnelle est bien moins considérée que l’industrie de la distraction. Si cette situation perdure, les travailleurs seront de moins en moins payés, pour fabriquer des produits vendus de moins en moins chers, à des consommateurs de plus en plus exigeants.

Le rôle de l’Etat a été, jusqu’à présent, de contrebalancer cette spirale déflationniste par une consommation publique. Mais, avec la globalisation, l’Etat n’est plus crédible dans ce rôle. Aussi, les consommateurs prendront peu à peu le pouvoir sur leurs alliés, les électeurs. Ils transformeront les citoyens en consommateurs de politique qui se contenteraient de choisir ou de délaisser les politiciens, comme s’ils étaient des produits jetables, les critiquant pour leurs actes sans penser à agir par eux-mêmes ou à les remplacer.

Ainsi verra-t-on se développer une vision irénique du monde, où tout est facile, abondant et drôle, très différente de la réalité du travail, où tout est difficile, rare et sérieux…

Un monde si éloigné du réel que ce dernier en sera intolérable ; les consommateurs-électeurs haïront alors les fabricants de produits et de politique, forçant les uns et les autres à plus de promesses et à plus de dettes pour les satisfaire. Ils haïront aussi le travail et ne le supporteront que dans la mesure où on en réduira au maximum la durée, ou à défaut, en consommant des drogues diverses. Ils iront vers des partis extrêmes, aux programmes les moins vraisemblables. Pour escamoter la réalité, pour refuser la rareté, comme le leur enjoint la dictature de la consommation.

Oublier le réel n’est jamais un bon présage. Il se rappelle toujours à notre souvenir. Il est donc urgent de reprendre contact avec lui. C’est même ce qu’on doit apprendre en premier aux enfants : ne plus faire de la consommation marchande le but ultime de nos sociétés, et faire de tout travail une forme de création. On en est loin.