A priori, il y a toutes les raisons de se réjouir des taux d’intérêt bas : les consommateurs bénéficient d’une hausse de leur pouvoir d’achat, qui leur permet de consommer plus, et d’acquérir plus facilement un logement ou une automobile. Les entreprises peuvent investir à moindre coût et attirer plus facilement les consommateurs. Enfin, les Etats voient se réduire le coût du service de leurs dettes et peuvent consacrer plus de ressources à leurs actions. Pour tous, l’impact de la baisse des taux est donc positif sur la croissance du revenu, qui devient supérieure au taux d’intérêt, conduisant à la baisse mécanique du ratio dette/revenu (et dette/PIB dans le cas des Etats), si important pour les prêteurs.

Pourtant, ce cercle vertueux ne doit pas nous faire oublier trois effets pervers majeurs de taux d’intérêt trop bas.

Quand les taux sont très bas, les prêteurs sont les grands perdants ; d’abord, les banques ont le plus grand mal à équilibrer leurs comptes – sauf à emprunter à taux zéro à leurs Banques Centrales. Ensuite, les compagnies d’assurance, tenues d’investir dans des obligations d’Etat, ont le plus grand mal à maintenir la rentabilité nécessaire au financement des retraites complémentaires souscrites par leurs clients ; les fonds de pension sont eux aussi incités à investir dans des produits de plus en plus risqués, comme vient de le faire un des plus grands fonds de pension du monde, le fond japonais GPIF. Les entreprises ne peuvent plus rémunérer leur trésorerie et perdent une source parfois significative de profit. Enfin, les épargnants ne peuvent plus protéger leur épargne, qui perd tous les jours de la valeur, sauf à prendre des risques de plus en plus grands.

Au final, pour tous les détenteurs ou gestionnaires d’épargne, une espérance incertaine de plus-values sur la réévaluation de la valeur des actifs remplace des gains certains sous forme d’intérêt sur des obligations. La concentration de l’épargne sur ces titres conduit à leur surévaluation, et donc à la formation de bulles, qui, un jour ou l’autre, éclateront.

Pour éviter ce risque, et sentant que la reprise peut entraîner le retour de l’inflation, certains, et d’abord aux États-Unis, voudront augmenter les taux d’intérêt. D’abord, il ne suffit plus de le décréter et ce sera difficile : il est fini le temps où les banques centrales décidaient seules des taux ; le marché est plus fort qu’elles. Et si les taux sont très bas, c’est aussi parce que l’argent est plus abondant que les occasions d’investir, même à risque. Ensuite, si l’on y parvenait, et si les taux d’intérêt remontaient, d’abord aux États-Unis, on verrait l’argent du monde s’investir plus que jamais en Amérique, le dollar monter en flèche et la croissance américaine, puis mondiale, se ralentir. Tout le monde fera donc tout pour que les taux d’intérêt restent les plus bas possible. Après tout, c’est pour les emprunteurs une autre façon de spolier les prêteurs, aussi efficace, et plus discrète, que l’inflation.

Les revenus de l’épargne, fonds de pension ou personnelle, seront de plus en plus bas, ou même négatifs. Les épargnants finiront même par ne plus avoir de raison de laisser leur argent dans les banques. Et, à terme, une fois les bulles passées, et les crises ayant remis à zéro les compteurs, les retraités, victimes des taux bas, devront travailler plus longtemps, même après leur retraite, pour maintenir un revenu suffisant.

Ironie de l’histoire : les séniors, en organisant la disparition de l’inflation qui spoliait leur épargne, ont dû en échange accepter une baisse des taux d’intérêt, ce qui, à terme, revient strictement au même. La seule façon d’éviter cet appauvrissement des plus faibles serait de ne pas se contenter de doper la croissance par l’illusion de l’argent facile, mais de la soutenir par de vrais investissements d’infrastructure, sources d’emplois durables et créatifs, dont le monde a tant besoin.