En France, comme dans beaucoup d’autres pays, la vie politique n’oppose plus, en fait, que trois partis : celui qui pense que cela peut aller mieux demain (et donc qu’il faut faire des réformes) ; celui qui pense que c’était mieux avant (et donc qu’il faut tout défaire) ; enfin, celui qui pense que cela n’a jamais été, et ne sera jamais, mieux qu’aujourd’hui (et donc qu’il ne faut surtout rien faire). En France, ce troisième parti est aux affaires depuis 30 ans, sous les noms successifs de gauche ou de droite. Très peu de gens appartiennent au premier, trop souvent confondu avec le troisième.

Le deuxième, le parti de ceux qui pensent que c’était mieux avant, est en train de devenir idéologiquement majoritaire. Il est étymologiquement réactionnaire et rassemble ceux qui se souviennent avec nostalgie du moment où la France se croyait souveraine, ceux qui affichent la peur de l’avenir: un monde plus ouvert, moins stable, ou chacun doit s’inventer, non se contenter de protéger une rente.

On peut comprendre les craintes de ceux qui voient la concurrence mondiale détruire leurs emplois sans pour autant leur permettre d’en créer un autre. On peut comprendre ceux qui veulent conserver leur langue, leur cuisine, leur paysage, leur identité. Mais on ne peut  approuver ceux qui pensent que c’était mieux avant, car ce n’est pas vrai. Et cela ne l’a jamais été : il faut être ignare pour penser, par exemple, que la France de Louis XIV était heureuse et puissante, alors qu’elle était le lieu de la pauvreté et de la dictature.

De fait, c’est justement parce qu’elle se méfie toujours de l’avenir et du nouveau que la France n’a jamais été, à aucune période, une superpuissance. Parce qu’elle n’a jamais voulu avoir des ports, de peur d’y voir venir des étrangers, du neuf, du changement. Parce que les puissants, voulant conserver leurs privilèges, ont glorifié le passé, pour empêcher les faibles de se révolter.

Aujourd’hui, ce parti de la nostalgie souverainiste rassemble des gens  de tous les horizons politiques. Il s’appuie sur les écrits d’intellectuels nostalgiques, chantres de la souveraineté. Parmi eux, on retrouve pêle-mêle Régis Debray, Michel Onfray, Eric Zemmour, Michel Houellebecq. Ils sont, qu’ils le veuillent ou non, les idéologues du souverainisme. Et le souverainisme, qu’ils le veuillent ou non, est, en France, majoritairement d’extrême droite, alors qu’ailleurs (en Espagne, au Portugal, en Italie ou en Grèce), il est majoritairement de gauche.

Ces partis et ces intellectuels glorifient les « racines », qui seraient la condition de la bonne vie. Quelle absurde métaphore ! Des racines ? Comme si l’idéal des Français était d’être des radis ! Comme s’il fallait rester vivre là où on est né. Comme s’il fallait tout refuser du monde. Comme s’il fallait fermer nos frontières aux influences venues d’ailleurs. Comme s’il fallait ne recevoir aucun étranger, sinon ceux qui nous ressemblent. Comme s’il fallait croire à l’illusoire « souveraineté » de la nation sur son destin. Ces gens-là représentent le nouveau conformisme. Le souverainisme est la nouvelle pensée unique.

Était-ce mieux quand personne ne quittait son village, chacun menant cette vie que des millions de paysans ont pourtant décidé de quitter ? Était-ce mieux quand on ne pouvait rencontrer et épouser que ses cousins ou cousines, voisins ou voisines ? Etait-ce mieux quand on ne pouvait embrasser d’autre métier que celui de son père ? Etait-ce mieux quand l’horizon se réduisait à son clocher ? Était-ce mieux quand on n’était que ce dont on était l’héritier et non ce qu’on avait envie de devenir ? Était-ce mieux quand l’Europe était un champ de bataille, comme elle le fut pendant vingt siècles, ou depuis qu’elle est devenue, il y a seulement cinquante ans, un projet politique ? Était-ce mieux quand la France chassait de son territoire les juifs ou les Protestants? Ceux qui pensent que oui rêvent ils aujourd’hui d’en chasser les musulmans ?

Serait-ce mieux si on se fermait au monde, si on décidait de ne plus recevoir chaque année 100 millions de touristes, de plus vendre à l’export le tiers de ce que nous produisons ? L’échec de ceux qui gouvernent depuis trente ans ne tient pas à un hypothétique abandon de souveraineté, mais tout au contraire à ce qu’ils n’ont pas assez accepté l’appel du grand large, l’union avec nos voisins, la confrontation au monde pour y puiser une inspiration.

La souveraineté n’est pas enfermée dans des frontières matérielles, elle l’est dans celles du savoir, qu’il nous importe de préserver et d’améliorer par l’éducation. Est souverain celui qui sait. Et donc celui qui voyage et reçoit des voyageurs. Mais de cela, les souverainistes ne parlent jamais.