L’affaire de Chypre nous rappelle un principe simple : dans une zone d’état de droit, il n’y a pas de place pour une collectivité ne le  respectant pas.  Et comme on ne peut pas admettre une zone  de non-droit  dans  Marseille, on ne peut pas l’accepter non plus à Chypre. Comme il n’est pas question d’exclure de la nation les  quartiers nord de Marseille, la seule chose à y faire et d’y faire respecter la loi. Par contre, pour Chypre, l’exclusion est possible,  et doit être envisagée.

Même si la crise de Chypre a été  gérée en dépit du bon sens par un Eurogroupe à la dérive, et  même s’il   est vraisemblable qu’on va trouver les 15 milliards nécessaires pour colmater les brèches d’un système bancaire totalement pourri, on  ne peut durablement admettre, dans une zone partageant une monnaie  tentant de devenir une des plus sérieuses du monde, la présence d’une des places financières les plus opaques de la planète : Ou Chypre devient un pays éthiquement irréprochable. Ou Chypre n’a plus sa place dans la zone euro.

Pour certains,  la sortie de Chypre n’est pas envisageable parce que cela  conduirait à son effondrement, à la ruine de tous les Chypriotes, au transfert des avoirs de ses banques vers  la partie turque de l’ile et   vers d’autres paradis fiscaux encore moins  fréquentables ;  et  transformerait Chypre en un porte- avion pour des puissances criminelles.

Pour moi, le risque mérite d’être couru : laisser durablement une telle machine de blanchiment de l’argent sale prospérer à l’intérieur de la zone euro, c’est la gangrener de l’intérieur. Elle attirerait de plus en plus de capitaux infréquentables, qui y gagneraient une respectabilité, tout en ruinant celle de l’euro. Les banques chypriotes étant de plus en plus liées à celles du reste de la zone,  celles-ci devraient fermer les yeux sur la nature de plus en plus contestable de leurs déposants.  Dans un monde où l’économie criminelle prend, et prendra, des proportions de plus en plus vertigineuses,   l’euro deviendrait la   monnaie des mafias et  ne pourrait jamais devenir un instrument d’échange mondiaux.  Il faut donc imposer à Chypre, en échange de la solidarité de la zone,  les règles les plus strictes en matière de transparence bancaire,  qui sont exigées, et appliquées, par  les banques françaises, en France.

Tout cela était prévisible depuis des années. Au moins depuis que la Grèce a échangé avec l’Allemagne l’entrée dans l’Union de Chypre contre celle de la Pologne. Et plus encore depuis que le  défaut des banques grecques sur leurs obligations privées a particulièrement pénalisé les banques chypriotes. On a préféré ne rien faire et attendre la dernière minute, venue avec l’élection présidentielle chypriote.

Il faut donc en tirer une leçon plus large encore et  cesser d’attendre le dernier moment pour  régler les problèmes devenus insolubles.  En matière d’éthique financière en Europe,  les problèmes sont connus  et nombreux. Il faut oser les aborder au plus tôt :

  1. Eliminer les autres paradis fiscaux et bancaires : Malte, la Slovénie ; et au-delà, se poser la question du Luxembourg, dont le statut bancaire et fiscal nuira un jour gravement à la crédibilité de l’euro.  Et ne pas faire entrer dans l’eurozone la Lettonie, au système bancaire encore tres  obscur.
  2. Solvabiliser   les banques de la zone,   aujourd’hui encore  trop souvent financées de facon tres instable et obscure.
  3. Gérer l’introduction, éthiquement justifiée,  de la taxe sur les transactions financières d’une facon telle que les marchés n’étouffent pas  en réponse la liquidité  des entreprises, provoquant un nouveau crash majeur.
  4. Cesser de mentir à tous,  en laissant croire  que la création monétaire suffira à recréer de la croissance et à éliminer la dette. La planche à billets n’est pas éthique ; elle  ne fait que transférer les actifs les moins surs dans les bilans des banques centrales et prépare l’inflation, impôt sur les plus pauvres.
  5. Éviter le risque de contagion de la crise chypriote aux systèmes bancaires italiens et espagnols. L’Italie, notamment, subit depuis plusieurs mois une baisse préoccupante de l’investissement privé et du crédit bancaire.

Pour  faire tout cela et  rendre éthique la finance, il faudra bien plus qu’une réunion d’un Eurogroupe disqualifié. Cela implique des choix philosophiques  et géostratégiques majeurs. Qui osera les faire ?

j@attali.com