Après avoir passé les six derniers mois à ausculter la France, avec les meilleurs experts, j’en ai retiré la confirmation d’une évidence : notre pays ne mesure pas assez sa chance et ne tire pas assez parti de ses atouts.

Personne dans le reste du monde ne comprend pourquoi ce pays de cocagne est si noyé de pessimisme. Personne ne comprend pourquoi les Français sont les seuls à ne pas voir leurs formidables potentiels : une terre bénie des dieux ; un climat tempéré ; une position géographique unique ; mille ans d’accumulation de capital matériel et culturel ; soixante ans de paix, de démocratie et d’état de droit ; des travailleurs très impliqués, une démographie florissante ; une administration exceptionnelle, un système de protection sociale unique au monde, et des libertés publiques bien défendues. Tout cela a fait de ce pays une grande puissance agricole, industrielle, touristique et financière ; un centre d’attraction pour les investissements étrangers ; et sa croissance a même été, contrairement à tous les a priori, double de celle de l’Allemagne en moyenne au cours des dix dernières années.

Certes, la France souffre d’immenses faiblesses : perte de compétitivité ; croissance de la dette publique et du chômage ; asphyxie du système de santé, effondrement du système scolaire défaillant, en particulier dans le primaire. Mais ces difficultés se retrouvent chez la plupart des concurrents de notre pays et ne suffisent pas à expliquer le mal-être français. Il tient, pour l’essentiel, au profond sentiment d’injustice qui l’anime.

Ce sentiment est justifié : les écarts de revenus se creusent ; les pouvoirs sont de plus en plus concentrés entre les mains des détenteurs du capital culturel et de leurs enfants ; la classe moyenne se prolétarise ; deux fois plus d’enfants de zones urbaines sensibles (ZUS) que dans les autres quartiers y accusent en 6e un retard de deux ans. Au total, les trois quarts des Français estiment que les jeunes auront moins de chances que leurs parents dans la société française de demain.

Tel est le vrai mal-être : l’avenir n’est pas prometteur. Ce sentiment trouve sa source profonde dans la nature sédentaire, donc pyramidale, du pays, dans un monde devenu nomade : nous restons un pays centralisé dans un monde de plus en plus en réseau ; la gouvernance n’est plus adaptée aux modes modernes de production de richesses, qui exigent de la coopération entre égaux et non plus une organisation hiérarchique. La richesse reste donc admirée quand elle est héritée et méprisée quand elle est créée. Nous préférons encore la rente au profit, et nous sommes même le seul pays osant se dire puissance mondiale dont la capitale ne soit pas un port. Le seul pays où tout le pouvoir soit concentré en quelques mains, sans que les retombées ne soient sensibles pour tous et sans que personne ou presque ne puisse espérer rejoindre le groupe dirigeant sans être un héritier. D’où le discrédit de la classe dirigeante, politiques, hauts fonctionnaires et journalistes.

Le pays sent bien que ces gens-là ne disent pas toujours la vérité, qu’ils sont dans un jeu de rôle. La majorité dit que tout va bien, l’opposition que tout va mal. Les médias laissent entendre qu’ils sont tous au moins incompétents, sinon pourris. Personne, pourtant, ne comprend vraiment pourquoi les Français se disputent si violemment sur l’avenir des retraites, alors qu’ils sont, en fait, presque tous d’accord pour constater que le système actuel n’est pas viable, que l’allongement de l’espérance de vie en retraite doit être protégé ; que la réforme qui vient d’être votée est injuste, inévitable et insuffisante. Personne ne comprend non plus pourquoi on se dispute si bruyamment sur une hypothétique austérité alors que tout le monde est d’accord pour admettre qu’il faudra ramener la dette publique au voisinage de 60 % du PIB dans dix ans, et que seulement quelques modalités de partage de ce fardeau opposent la droite et la gauche.

En conséquence, la France peut être promise à un grand avenir. Pour cela, les hommes politiques doivent :

1. Oser dire la vérité. Toujours. Même si elle n’est pas conforme à l’intérêt de leur camp. Ils doivent sortir de leur double langage, privé et public. L’exemple du rapport de la commission que j’ai présidée est frappant : chacun, dans les partis politiques comme dans les médias, l’a commenté sans l’avoir lu, et n’y a vu qu’un plan d’austérité, ce qui n’est ni son objet ni son contenu ; pour ne pas affronter la réalité des choix à faire.

2. Afficher une ambition de justice sociale. Chacun doit donc avoir le sentiment que les efforts sont équitablement répartis et qu’existent de véritables opportunités de mobilité sociale. Pour y parvenir, il faut lutter en permanence contre les tendances naturelles à la reconstitution permanente de rentes et de privilèges, grands et petits. Et se donner comme objectif principal de lutter contre la pauvreté, et non d’interdire de s’enrichir, si cela est fait de façon honnête.

3. Afficher un nouveau modèle de développement : il doit être fondé sur le nomadisme (c’est-à-dire sur la mobilité géographique et sociale ; la priorité donnée aux réseaux, aux ports, à l’acceptation de la diversité des modèles de réussite) ; sur la connaissance (par une priorité majeure donnée à l’enseignement préscolaire et primaire, à l’université, à la recherche, au financement des secteurs d’avenir, dont la santé, qui n’est pas une charge mais un potentiel) ; et sur la fraternité des nomades, qui ne peuvent survivre qu’en tribus (c’est-à-dire sur le partage et la gratuité, c’est-à-dire la valorisation du travail des associations, des syndicats, des partis -politiques).

4. La France doit inscrire son projet dans le monde. Avec une double priorité : promouvoir ce qui fait son identité nomade, c’est-à-dire la langue française, dont l’avenir passe par l’Afrique. Et réussir ce qui fait son identité sédentaire, c’est-à-dire son territoire, qui passe par le projet européen, et donc d’abord par un accord avec l’Allemagne.

Pour réussir tout cela, il faudrait une mutation radicale et urgente de la classe politique et médiatique. Il faudrait qu’elle comprenne que le monde bouge, avance, travaille, vibre. Il faudrait que les hommes politiques s’intéressent vraiment à l’intérêt général, et pas seulement aux cantons qui les ont élus. Et qu’ils s’intéressent aux générations à venir et pas seulement aux prochains sondages. La France et les Français le méritent.

Sinon, comme toujours dans les moments essentiels de l’histoire de ce grand pays, les changements passeront par des révolutions.