Peu de gens ont encore réalisé que ce qui se joue en Grèce aura, à terme, une influence sur le montant des retraites que bien des Français touchent ou toucheront dans les décennies à venir : en effet, une part importante de l’épargne placée en assurance-vie est investie en obligations d’Etat européennes, considérées comme les plus sures par les assureurs. Et si ces obligations ne sont pas honorées, nos banques, nos compagnies d’assurances, leurs actionnaires et leurs clients seront les premières victimes. Aussi, en bonne logique de marché (surtout de marché financier), était-il prévisible qu’on choisisse une fois de plus de faire payer les contribuables plutôt que les actionnaires. Et c’est bien ce qui s’annonce.

Ceci correspond aussi à la logique de la démocratie, du moins telle qu’on la pratique aujourd’hui : les hommes politiques, comme les banquiers centraux, préfèrent laisser la gestion du pire à leurs successeurs. Certes, on emploiera une fois de plus un habillage, en prétendant, par exemple , pour satisfaire l’opinion publique allemande, que les banques privées contribuent à ce financement ; en oubliant de signaler qu’en échange d’un léger effort sur les conditions de remboursement de leurs crédits, on leur accorde des taux d’intérêt significativement plus élevés.

En réalité, derrière ces apparences, la double logique du marché financier et de la démocratie représentative conduit, dans tout l’Occident, à renvoyer l’essentiel des dettes publiques à des acteurs prétendument apolitiques, les banques centrales, qui deviennent les pivots majeurs de ce qu’on pourrait appeler la « démocratie financière ».

Aux Etats-Unis, la Fed détient déjà plus de 2 trillions de dollars de Bons du Trésor. En Europe, la BCE finance, par des mécanismes complexes (tel le TARGET) les déficits des balances des paiements des pays de la zone euro et aussi, par d’autres mécanismes (en fournissant aux banques commerciales de quoi prêter aux Etats) couvrent une part significative des déficits budgétaires.

A court terme, cette solution n’est pas déraisonnable : en période de récession, avec tant de chômage, et de sous utilisation des capacités de production, les risques inflationnistes sont faibles. Et le marché, comme le politique, peut se satisfaire d’une telle situation.

Mais, à long terme, cela ne suffira pas. D’abord parce que tout cela suppose une crédibilité durable des banques centrales, qui ne pourra être maintenue, contre toute logique, que par la force politique et militaire du pays dont elle émet la monnaie ; ensuite parce que cette suprématie politique elle-même sera menacée par la dérive de la démocratie financière, qui n’incite pas à financer l’école, l’innovation, l’industrie, l’environnement, et le consensus social.

A terme, quand sera remise en cause la crédibilité des banques centrales, une nouvelle crise apparaitra. Quand ? Nul ne le sait. Demain, dans dix ans. Cela peut venir d’une crise de confiance dans le dollar, d’une faillite d’un grand pays de la zone euro. Ou d’un arrêt brutal de la croissance en Chine ou au Brésil. Alors, les banques centrales, devenues l’ultime moyen de survie de nos démocraties financières, s’effondreront ; et les démocraties avec elles. Telle est sans doute le sens de la mystérieuse déclaration de Jean Claude Trichet, appelant à la création d’un poste de ministre des Finances de l’Europe : le plus lucide des banquiers centraux, au moment de terminer sa carrière, voit venir le danger et en appelle enfin au retour du politique.

Il est donc temps, plus que temps, d’utiliser ce moment tres particulier pour rendre à la démocratie et au marché leurs doubles réalités : l’une chargée de la satisfaction à long terme des besoins collectifs. L’autre de celle des biens privés. Pour l’Europe, cela voudrait dire donner le pouvoir ultime à des instances proprement politiques, pour qu’elles se décident enfin à servir les intérêts géopolitiques du continent.