L’histoire de l’Ecole polytechnique, telle que la raconte Pierre Miquel, avec son habituel talent d’historien, constitue un remarquable révélateur des ambitions de la société française. Le rôle de Polytechnique, conçue au début des révolutions politique et industrielle comme un lieu d’excellence et de pouvoir, a évolué avec le sens de ces deux mots.

A l’origine école de formation des savants de la République, elle devient, un peu plus tard, essentiellement la pépinière des officiers supérieurs des empires et des monarchies successives, avant d’être, après le tournant du siècle, le lieu de formation des élites de l’administration technique. Et toujours la science au service de César.

Ces trois vocations, ces trois formes de participation au pouvoir, sont présentées dès le projet des conventionnels fondateurs. En 1793, les vieilles universités royales ont disparu et les collèges de l’enseignement supérieur, souvent tenus par des prêtres, se sont évanouis avec la Terreur, et les jeunes doivent partir au front. L’armée et l’industrie manquent de cadres. Le 21 ventôse an II, le Comité de salut public, où siègent deux authentiques savants, Carnot et Prieur de la Côte-d’Or, charge une commission des travaux publics de mettre en place une école pour préparer les ingénieurs civils et militaires dont la jeune République a cruellement besoin. Dans l’extraordinaire jaillissement révolutionnaire où passeront Monge, Lagrange, Lavoisier, Laplace, Berthollet, Chaptal, Haüy, et plus tard Cauchy, tous fondateurs de sciences modernes, l’Ecole centrale des travaux publics ouvre ses portes le 1 nivôse an III, dans une aile de l’hôtel de Bourbon et à l’hôtel de Lassay voisin, confisqués l’un et l’autre au prince de Condé, dès le début de la Révolution. Le 30 vendémiaire an IV, elle devient l’Ecole polytechnique.

L’ambition de l’Ecole jusqu’à aujourd’hui _ mettre la science au service de la gloire et de la nation, par les moyens militaires et économiques _ ne peut se comprendre sans se souvenir des conditions de sa naissance sous les canons et la Terreur. Pierre Miquel raconte très bien cette naissance, ainsi que plusieurs épisodes moins connus de l’histoire de l’Ecole comme l’héroïque conduite des jeunes élèves pendant la révolution de 1830. En revanche, il ne consacre qu’un dixième de son livre au vingtième siècle, et seulement quelques lignes à la place très active tenue par des polytechniciens illustres dans la formation de l’idéologie vichyste et dans la conduite de la collaboration, toujours au nom de l’efficacité apolitique de la science.

Après la guerre, la France est passée d’un rêve scientiste et colonial à celui d’un Etat puissant et efficace. L’Ecole a suivi cette mutation de César au petit-fils d’un autre César, le héros de Pagnol. Mes deux années à l’Ecole, comme élève, et mes quinze ans comme enseignant resteront parmi mes meilleurs souvenirs universitaires. Elève, j’y ai découvert les vertus des mathématiques les plus pures, de la démocratie la plus exigeante et de la rigueur la plus impitoyable (ce qu’à l’Ecole nationale d’administration, par exemple, on s’efforce de faire oublier aux étudiants). Revenu comme enseignant après le tournant de 1968 qui permit d’introduire les sciences humaines sur la montagne Sainte-Geneviève, j’y ai retrouvé, dans toutes les disciplines, un extraordinaire corps enseignant, mêlant pédagogie conviviale et recherche de pointe. Là est sans doute le secret de la longévité.

L’Ecole devra demain accomplir un nouveau virage, vers une économie de marché libérée des contraintes de l’administration nationale, faisant basculer le pouvoir vers la société civile, qui exige d’autres cadres et d’autres disciplines. Pour rester un lieu d’excellence scientifique, elle devra se donner des moyens nouveaux (une scolarité plus longue, des relations plus approfondies avec les laboratoires de recherche, des échanges plus sérieux avec ses homologues étrangères), augmenter significativement le nombre de ses élèves et leur offrir de nouveaux débouchés vers la biologie et les sciences de l’information. L’intérêt de ce livre est de le montrer avec une lumineuse clarté.

LES POLYTECHNICIENS de Pierre Miquel. Plon, 520 pages, 140 francs.