Au moment où Paris croule sous les passionnantes expositions d’art contemporain (dont celle, si intrigante et fascinante, de Neïl Beloufa, [jusqu’au 13 mai] au Palais de Tokyo), et alors que s’annonce une édition très prometteuse du Salon international du livre rare [du 13 au 15 avril] au Grand Palais, le moment est venu de comparer deux passions que rien ne rapproche a priori, si ce n’est le goût de la collection : le collectionneur de pièces d’art contemporain et le bibliophile.
Quand on cherche, on trouve bien des points communs : une connaissance intime des vendeurs (libraires pour les uns, galeristes pour les autres), qui sont fréquentés, choyés, pour espérer obtenir d’eux quelques priorités dans les acquisitions nouvelles ou les artistes nouvellement repérés. Une connaissance encyclopédique des œuvres, de l’histoire de leurs propriétaires successifs, s’il y en a eu. Un suivi très régulier des ventes pour ne pas rater une acquisition qui pourrait se révéler unique. Un suivi régulier de la cote des œuvres et des auteurs.
Naturellement, il y a aussi des dissemblances considérables, que chacun connaît : à la différence des collectionneurs d’art contemporain, les bibliophiles ne peuvent pas rencontrer les auteurs qu’ils collectionnent, sauf les quelques rares cas où on collectionne des éditions numérotées d’auteurs vivants. De même, les collectionneurs d’art contemporain sont moins portés que les bibliophiles sur les ventes aux enchères, qui les concernent rarement. Enfin, les collectionneurs d’art contemporain ne peuvent pas avoir la profondeur de champ d’analyse et de jugement de la valeur des œuvres, dont disposent les bibliophiles, et que seul le temps peut donner : un livre ancien, passé entre mille mains, bien répertorié, a une valeur qu’aucune mode ne pourra jamais atteindre.

Aussi différents soient les deux domaines, un point de rencontre existe aussi, quand des livres, ou leurs reliures, sont illustrés par des artistes contemporains. C’est un immense champ de créativité, qui fut utilisé par les plus grands artistes et écrivains, au moins depuis le XIXe siècle.
C’est moins le cas aujourd’hui. D’abord parce que les livres sont plus rarement publiés sur des papiers de qualité, et plus rarement encore bénéficient d’exemplaires numérotés, justifiant que l’on y intègre des épreuves d’artiste. Ensuite parce que les artistes contemporains travaillent sur bien d’autres supports que le papier, et à l’aide de bien d’autres instruments que des crayons ou pinceaux.
Écrivains et artistes contemporains semblent donc doucement s’éloigner les uns des autres ; et les relieurs ne réussissent même pas à retenir leurs dérives.
Certes, éditeurs, écrivains, artistes contemporains, travaillent parfois ensemble.
Ils pourraient le faire davantage.
De plus, on pourrait imaginer de nouvelles façons de travailler ensemble : des écrivains publient des livres dans de nouveaux formats sur des liseuses ; et des artistes travaillent à des œuvres électroniques ou à des vidéos. On pourrait imaginer les faire travailler ensemble, pour produire ensemble des œuvres originales.
Quel éditeur pensera à demander à Bill Viola d’illustrer une édition numérique de Moby Dick ou à Neil Beloufa celle du Décaméron ? On pourrait aussi, à l’infini, imaginer des artistes et des écrivains contemporains, dialoguant ensemble pendant le processus même de leur création.
Les chefs-d’œuvre viennent toujours de la rencontre de deux mondes que l’on n’avait jusque-là pas pensé à rapprocher. En voilà une nouvelle occasion.

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