Lorsqu’une fête s’installe dans le paysage national, nul ne peut imaginer qu’elle puisse un jour disparaître du calendrier. C’est évidemment le cas pour le 14 Juillet, réjouissance populaire depuis plus de deux siècles, fête nationale depuis plus de cent trente ans, et sans doute pour très longtemps encore. Même si l’événement qu’elle commémore, la prise de la Bastille en 1789, n’est pas, et de loin, l’un des plus importants de l’histoire de France, ni même de la Révolution, il s’est installé au premier rang de l’imaginaire collectif, parce que notre pays, avec ses racines rurales et féodales, attache la plus extrême importance aux bâtiments, et parce que la destruction d’une prison, alors presque vide, symbolisait mieux que tout autre fait d’armes le combat contre l’arbitraire. Son premier anniversaire fut, en plus, avec la Fête de la Fédération, l’occasion de célébrer l’idéal de la fraternité. Et, en 1792, il s’agit de

mobiliser la nation en danger.

Aujourd’hui encore, il ne sert à rien de fêter le 14 Juillet si on ne se souvient pas qu’il fut ainsi placé, à son origine, sous ce triple signe de l’indignation, de la fraternité et de la défense de la nation ; toutes valeurs qui conservent, plus que jamais, leur raison d’être.

L’indignation d’abord : deux siècles après la prise de la Bastille, le combat contre l’arbitraire est loin d’être gagné et le 14 Juillet devrait être l’occasion de se révolter encore et encore contre les inconséquences de l’Etat, les désinvoltures des administrations et toutes les manifestations d’arbitraire de tous les pouvoirs, publics et privés, politiques, économiques ou domestiques.

La défense de la nation, ensuite : si l’armée y est, à juste titre, à l’honneur, le 14 Juillet doit permettre de réfléchir à la façon dont elle remplit désormais son rôle. La marine et l’aviation, contributeurs essentiels et forts efficaces de la défense nationale, bénéficient en outre de lobbys industriels puissants, qui leur permettent de mieux protéger leurs budgets, rendent possibles des gaspillages insensés (tel le Rafale, dont on ne dira jamais assez le mal qu’il fait au budget de la France, à la structure de nos armées et au projet européen, pour le seul bénéfice d’une firme privée) et préservent des a priori jamais remis en question (comme la présence permanente en mer de deux sous-marins nucléaires lanceurs d’engin, alors que leur maintien en veille suffirait). Pendant ce temps, l’armée de terre, la plus authentique armée du peuple, qui risque sa vie au premier rang de tous les combats, parce qu’elle n’a aucun industriel puissant pour défendre sa cause, fait les frais de tous les plans d’économies, alors qu’il faudrait sanctuariser son budget, tant pour ses actions classiques que pour ses opérations spéciales et pour la gestion de la cyberdéfense, qui lui incombe très largement.

Enfin, la fraternité : la fête nationale devrait aussi nous faire réfléchir à ce qui fait l’unité de la nation. Au moment où l’inégalité sociale atteint son paroxysme, et où les enfants des milieux défavorisés sont plus que jamais enfermés dans leurs ghettos, l’abandon, tragique à mes yeux, du service national, remplacé par un service civique ridiculement ¬homéopathique, a supprimé toute occasion pour les jeunes de milieux différents de se croiser, de faire connaissance : ils ne se rencontreront plus jamais, sinon dans une relation hiérarchique ou dans des circonstances improbables, comme les stages de récupération de points de permis de conduire…

Alors, que la prochaine fête nationale soit l’opportunité, pour tous et pour chacun, de méditer sur son triple fondement. Afin qu’elle ne soit pas seulement l’occasion de défilés militaires, de feux d’artifice, de bals de pompiers et de discours convenus. Et pour que la prochaine révolution française, qui aura lieu, ne soit pas suivie, comme tant d’autres, d’une Terreur et d’une contre-révolution, mais permette une réelle avancée, vers une démocratie plus authentique.

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